La thÉorie de la fenÊtre brisÉe (Broken window theory)
Afin d’inaugurer une nouvelle série d’articles dans ce blog consacrés à la criminologie, et tirés de notre nouveau cours au Master 2 de Criminologie de l’Université Panthéon-Assas (Institut de criminologie de Paris), nous proposons de revenir sur l’une des plus fameuses théories dynamiques (c’est-à-dire axée sur le processus du passage à l’acte) conçues aux Etats-Unis : la théorie de la « fenêtre brisée ».
1. Genèse
La théorie de la « fenêtre brisée » (Broken window theory) est née d’un article de James Q. Wilson (né en 1931, professeur de science politique à l’université de Californie) et Georges L. Kelling (professeur de criminologie à l’université de Rutgers dans le New Jersey) paru en 1982 dans une revue grand public sous le titre « Broken windows. The police and neighborhood safety » (J. Q. Wilson et G. L. Kelling, Broken windows. The police and neighborhood safety : Atlantic Magazine mars 1982, p. 29). La théorie sera développée en 1996 dans un ouvrage coécrit par Georges Kelling (G. L. Kelling et Catherine Coles, Fixing Broken Windows: Restoring Order and Reducing Crime in Our Communities, 1996).
L’article évoque une expérience à Newark ayant consisté à remplacer les patrouilles de police motorisées par des patrouilles de police à pied (il est d’ailleurs essentiellement consacré au travail de la police). Si la pratique n’eut aucun effet sur le taux de criminalité, elle inspira pourtant aux habitants le sentiment que le voisinage était devenu plus sûr et la présence régulière d’officiers de police expérimentés parvint à restaurer une sorte d’ordre public (par ex., les mendiants pouvaient s’asseoir mais pas s’allonger, les alcooliques pouvaient boire en public mais dans des sacs en papier et pas aux croisements… sous peine d’une réaction sociale ou d’un appel aux îlotiers).
Les auteurs constatent alors l’accord des psychologues sociaux et des policiers sur le fait que, si la vitre brisée d’un immeuble n’est pas réparée, toutes les autres fenêtres seront bientôt cassées ; une fenêtre non réparée envoie le signal que personne n’a rien à faire de la situation et que casser plus de fenêtres ne coûte rien (outre que c’est amusant) (“If a window in a building is broken and is left unrepaired, all the rest of the windows will soon be broken. […] one unrepaired broken window is a signal that no one cares, and so breaking more windows costs nothing. (It has always been fun.)”).
Ils relatent ensuite l’expérience qu’un psychologue de Stanford, Philip Zimbardo, fit en 1969 afin de tester la « broken-window theory ». Dans une rue du Bronx et dans une rue de Palo Alto (quartier résidentiel chic en Californie), Zimbardo disposa une voiture sans plaque d’immatriculation, capot relevé. Dans le Bronx, le véhicule fut pris d’assaut par des « vandales » au bout de 10 minutes ; une famille (le père, la mère, leur jeune fils) vinrent les premiers prendre le radiateur et la batterie ; en 24 heures, toutes les pièces de valeur avaient disparu ; s’ensuivit une destruction généralisée (vitres cassées, sièges et moquettes arrachés) avant que la carcasse ne devienne le terrain de jeu des enfants. Les adultes impliqués avaient des tenues correctes et étaient blancs. La voiture abandonnée à Palo Alto demeura intacte pendant plus d’une semaine. Puis, Zimbardo lui asséna un coup de masse. Rapidement, des passants (toujours de respectables blancs…) le rejoignirent et, après quelques heures, la voiture fut complètement détruite...
2. Énoncé
La leçon est la suivante : un bien abandonné dans un quartier où la notion de propriété privée ne compte guère est vite considéré comme une res nullius que les individus n’hésitent pas à s’approprier et à vandaliser ; mais, même dans un quartier paisible où la propriété est plus longtemps respectée (car l’anonymat y est moindre et il est moins habituel d’y trouver des épaves), l’abandon d’un véhicule endommagé incite aussi les passants à commettre ce genre de délits.
Il en résulte que le facteur lourd de la délinquance de prédation et d’agression réside dans les désordres urbains, de voisinage et de proximité (les incivilités), qui envoient le signal selon lequel « no one cares ». Ce sont notamment : les dégradations de biens (mobilier urbain ou dans les parties communes des immeubles), les graffitis, le jet d’ordures et la saleté, l’occupation du domaine public ou des entrées d’immeubles par des bandes de jeunes impolis ou agressifs, la consommation ou la vente publique d’alcool ou de drogue, la présence de mendiants et de prostituées, les nuisances sonores…
Ces désordres non seulement accroissent le sentiment d’insécurité mais aussi renforcent la croyance chez les délinquants en puissance que les contrôles sociaux se sont effacés et qu’ils ne seront pas inquiétés. Si un mendiant peut ennuyer un passant sans que le voisinage se préoccupe de réagir, le voleur peut en déduire que personne n’appellera la police pour interrompre son forfait (le mendiant, ici, est comparable à la fenêtre brisée). Dans une ambiance où les victimes potentielles sont intimidées, les agresseurs et autres voleurs, occasionnels ou professionnels, sont persuadés qu’ils courent peu de risques d’être pris ou identifiés.
Ce n’est donc plus la délinquance qui engendre le sentiment d’insécurité mais au contraire ce dernier, provoqué par les incivilités, qui engendre un sentiment d’impunité favorable au passage à l’acte. Ce n’est pas non plus dans des facteurs sociaux profonds (pauvreté, culture d’exclusion, recul des lieux de socialisation) qu’il convient de rechercher les causes de la criminalité mais dans de petits détails sordides du quotidien qui peuvent transformer un paisible quartier en une véritable « jungle ». Ces actes peuvent même ne pas constituer des infractions pénales. Mais il faut y remédier le plus tôt possible, tant qu’ils sont peu nombreux et avant qu’ils ne s’accumulent, en réparant, nettoyant, évacuant, etc. ce qui doit l’être. Appeler la police une fois l’infraction commise ne sert à rien et les habitants qui souffrent du sentiment d’insécurité répètent d’ailleurs que la police ne peut rien faire.
3. Mise en œuvre et bilan : de la Fenêtre brisée à la Tolérance zéro
Cette approche eut un impact considérable sur les politiques criminelles qui, aux USA, en Grande-Bretagne ou en France, firent de la « lutte contre les incivilités » une priorité. Celle-ci se doubla d’une politique dite de la « tolérance zéro » consistant en une application systématique de la loi pénale par les services de police (jointe parfois à l’obligation pour les magistrats d’infliger des peines fixes).
Engagé à partir de 1985 comme consultant par les villes de New York, Los Angeles et Boston, Kelling vit sa théorie mise en œuvre. À New York, les graffiti furent effacés et le métro nettoyé entre 1984 et 1990. Entre 1994 et 2001, Rudolph Giuliani, adopta une politique placée sous la bannière de la « tolérance zéro » (Zero tolerance) et de la « qualité de vie » (Quality of life). Il intensifia l’action de la police en matière de lutte contre la fraude dans les transports en commun, contre l’ivresse publique et les déjections sur la voie publique, et même contre les « squeegee men » (laveurs de pare-brises)… La chasse aux petits délinquants fut facilitée par l’assouplissement des contrôles d’identité et des fouilles à corps.
La criminalité new-yorkaise a ainsi chuté de façon considérable (elle était en 2007 à son plus bas niveau depuis les premières statistiques datant de 1963). Trente années après la formulation de la théorie de la « fenêtre brisée », de rares auteurs doutent qu’elle soit à l’origine de cette décrue (V. par ex. Bernard E. Harcourt, Illusion of Order : The False Promise of Broken-Windows Policing, Harvard University Press, 2001). Au contraire, la théorie a été validée à plusieurs reprises, aux USA en 1990 puis aux Pays-Bas et en France (notamment par Sebastian Roché, Tolérance zéro. Incivilités et insécurité, Odile Jacob, 2002). Cependant, elle ne traite jamais que de la criminalité de rue, non, par exemple, de la délinquance d’affaire (white-collar crime).
Le bilan de la politique de la « tolérance zéro » est nettement plus contrasté. Il est douteux qu’elle ait contribué à elle seule à la baisse de la criminalité à New York puisque d’autres grandes villes ont connu une évolution similaire sans y recourir. Elle produit en revanche des effets pervers : l’énergie de la riposte policière est, sur le long terme, un facteur d’exaspération de la population et une cause de divorce entre la police et les citoyens ; elle a pour déchet inévitable des bavures policières ; la « tolérance zéro » a beaucoup rempli les prisons américaines au prix de peines disproportionnées.
En définitive, ce ne peut être qu’une stratégie ponctuelle et indirecte, pour assainir un quartier livré aux voyous ou éliminer un type d’infractions par la poursuite systématique des manquements, même les plus mineurs (harcèlement au travail, consommation de stupéfiants, délinquance routière – comme dans certains pays où le taux d’alcool dans le sang doit être de zéro).
En France, les incivilités brisent le mythe républicain d’un espace commun à partager. Mais l’absence d’une vraie police municipale et la culture policière (plus le fait que la grande majorité des infractions affleure au mieux dans les mains courantes de commissariat et ne connaissent aucune suite) rend irréaliste le recours à la politique de la tolérance zéro. Si elle a une utilité, souligne Sebastian Roché, c’est comme une pièce d’une politique plus large de maîtrise des lieux collectifs qui passe par la mise en place de « gardiens » ou « garants » de ces lieux chargés d’y faire respecter des règles d’usage voire d’« hospitalité » (S. Roché, préc.).
Patrick Morvan