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22 février 2023 3 22 /02 /février /2023 19:40

 

Qui a dit : « Un mort, c'est une catastrophe. Cent mille morts, c'est une statistique » ?

 

Souvent prêtée à Staline, cette citation nous vient d’un célèbre Allemand : Kurt Tucholsky (1890-1935), écrivain, critique et journaliste, esprit satirique et engagé, possédant une immense culture, grand observateur de la société et défenseur de la démocratie, à l’époque de la République de Weimar. Plus drôle : cette phrase est censée incarner l'humour français.

Sous le pseudonyme de Peter Panter, Tucholsky publia un article sur l’humour français (Französischer Witz) dans le journal Vossische Zeitung daté du 23 août 1925, où il narre un certain nombre de blagues et de mots d’esprit dont les Français auraient le secret, dans la littérature, la presse, dans les salons ou même dans la rue.

« Le propre de l’humour français, écrit-il, c'est sa légèreté, sa délicatesse, son élégance ». Il en donne divers exemples, tels que :

- « La langue des diplomates est le français et la définition de leur profession est la suivante : "un diplomate est un homme qui connaît la date de naissance d'une femme et a oublié son âge" ».

- « Le chef de gare à un passager qui marche avec empressement dans une petite gare : “Vous cherchez le restaurant ? Non, au contraire, dit le voyageur ».

- « C'est l'hôtel de l'Ourcq. - Quel hôtel ? - L'Ourcq ! L'Ourcq ! O comme Auguste, U comme Eugène, R comme Ernest, C comme Serge et Q comme toi »…

À propos des fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères (le Quai d’Orsay), il évoque cette parole d’un diplomate : « La guerre ? Je ne peux pas trouver cela si horrible ! La mort d'un être humain : c'est une catastrophe. Cent mille morts : c'est une statistique ! » (“Der Krieg? Ich kann das nicht so schrecklich finden! Der Tod eines Menschen: das ist eine Katastrophe. Hunderttausend Tote: das ist eine Statistik!””).

Mais Tucholsky n’a pas inventé cette phrase, comme me l’a aimablement indiqué (trois ans après la publication de ce papier que je mets donc à jour) Friedhelm Greis, auteur d’un blog consacré à Tucholsky (www.sudelblog.de). La phrase apparaît dans un ouvrage publié également en 1925 : J.-W. BIENSTOCK et CURnonsky, T.S.V.P. Petites histoires de tous et de personnes, coll. « Joyeusetés et Facéties », Paris, Les Éditions G. Crès et Cie, 1925, pp. 6-7. On y lit que, « un soir, dans un salon mondain », un ancien combattant raconte en termes émus la mort d’un de ses amis tandis qu’une femme pleure son mari mort au champ d’honneur. « Alors, un diplomate bien connu du Quai d’Orsay, qui jusque là n’avait pas pris part à la conversation, dit avec une tranquille suffisance : - La guerre ? ce n’est pas si terrible ! La mort d’un homme est en effet chose épouvantable, mais cent mille morts, c’est une statistique. »

Les deux auteurs de « T.S.V.P. » sont eux-mêmes des personnages originaux : J.-Wladimir Bienstock (1868-1933) est un écrivain et traducteur franco-russe juif converti au catholicisme. Curnonsky ou CUR est le pseudonyme de Maurice Edmond Sailland (1872-1956), romancier, également surnommé le « Prince des gastronomes ».

Quintessence de l'esprit satirique français, aux yeux d'un Allemand francophile amateurs de bons mots, la phrase a fini, par un détour dont l'histoire a le secret, dans la bouche de Staline!

***

Sources :

 

  • J.-W. BIENSTOCK et CURnonsky, T.S.V.P. Petites histoires de tous et de personnes, coll. « Joyeusetés et Facéties », Paris, Les Éditions G. Crès et Cie, 1925, pp. 6-7.
  • Kurt Tucholski, "Französischer Witz": Vossische Zeitung, 23.08.1925 (sous le pseudonyme de Peter Panter), cité dans ses Œuvres complètes en 4 tomes : Kurt Tucholsky: Gesammelte Werke in zehn Bänden. Band 4, Rowohlt, Reinbek bei Hamburg 1975, S.189-191 (accessible sur : http://www.zeno.org/Literatur/M/Tucholsky,+Kurt/Werke/1925/Franz%C3%B6sischer+Witz).

 

 

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