Open data et justice prédictive
Open data et justice prédictive : de quoi parle-t-on ?
1°) Les droits européen et français imposent une liberté d’accès aux documents administratifs et de réutilisation des informations publiques, ce que l’on nomme l’open data des données publiques. Parmi elles, les décisions de justice – notamment celles émanant des juridictions du fond – constituent un trésor convoité par les entreprises privées (sauf les éditeurs juridiques qui craignent de perdre leur marché). Mais elles ne peuvent être diffusées sans une anonymisation partielle (appelée pseudonymisation) des parties afin d’empêcher leur « ré-identification » : « les décisions rendues par les juridictions judiciaires sont mises à la disposition du public à titre gratuit dans le respect de la vie privée des personnes concernées » (C. org. jud., art. L. 111-13, réd. L. 7 oct. 2016 dite loi Lemaire).
Au demeurant , les décisions de la Cour de cassation et du Conseil d’État diffusées sur le portail Legifrance (www.legifrance.gouv.fr) font, depuis longtemps, l’objet d’un tel traitement sans qu’un texte l’ait prévu.
2°) Les milliards de données ainsi recueillies se déversent dans l’océan du big data (des bases de données géantes) où les outils de l’intelligence artificielle (en particulier, les algorithmes) en effectuent l’analyse. Des entreprises (start up juridiques appelées Legaltechs) proposent ainsi aux avocats et aux justiciables des outils statistiques (actuariels) qui prédisent le sens de certaines décisions de justice, évaluent le coût moyen d’un procès comme la probabilité d’obtenir gain de cause devant telle ou telle juridiction, voire devant tel ou tel magistrat (profilage judiciaire). À l’avenir, les tribunaux pourraient même être soulagés de contentieux répétitifs, confiés à des logiciels informatiques.
Cette « justice prédictive » est cependant loin de parvenir à remplacer les juristes par des robots (même s’ils impressionnent par leur capacité à pratiquer l’auto-apprentissage, technique au cœur du machine learning). La justice prédictive ne cible aujourd’hui que les contentieux indemnitaires de masse, où des barèmes plus ou moins formels servent à déterminer le montant des sommes allouées (ex. : une prestation compensatoire due à un époux divorcé, des dommages-intérêts dus à un salarié licencié ou à la victime d’un accident de la circulation).
Même sur ces questions, le calcul de probabilité est d’une faible utilité car il renseigne de façon très approximative sur l’issue d’un procès, pour au moins trois raisons. 1) Dans les affaires jugées antérieurement, la machine ne sait pas distinguer les faits des règles de droit (alors que la moindre nuance factuelle ou juridique peut inverser la solution) et sait encore moins les interpréter ; l’intelligence artificielle (IA) n’établit que des corrélations, dont certaines sont d’ailleurs fallacieuses, entre des données. 2) Un juge raisonne non de façon strictement logique (en suivant un syllogisme, qui sert seulement a posteriori pour habiller le raisonnement) mais de façon téléologique (suivant le but à atteindre). 3) Enfin, le juge peut toujours se départir d’un précédent.
L’intelligence artificielle est, pour l’heure, incapable d’élaborer un raisonnement juridique et n’apporte aucune plus-value tangible aux magistrats. La justice prédictive en reste au stade du fantasme et de la science-fiction. Mais elle risque, à l’avenir, de porter atteinte au droit à un procès équitable (Conv. EDH, art. 6, § 1) si le juge, sur la base de prédictions trompeuses ou même exactes, renonçait à raisonner par lui-même et à motiver in concreto chacune de ses décisions. De plus, statuer en s’appuyant uniquement sur une base de données numériques – ou simplement sur un barème – violerait la prohibition des arrêts de règlement comme le droit de la protection des données personnelles (L. n° 78-17, 6 janv. 1978, art. 10, mod. L. 6 août 2004 : « aucune décision de justice impliquant une appréciation sur le comportement d’une personne ne peut avoir pour fondement un traitement automatisé de données à caractère personnel destiné à évaluer certains aspects de sa personnalité ». Dans le même sens, en droit européen : Règl. (UE) n° 2016/679, 27 avr. 2016 - en abrégé « RGPD » -, art. 22).
L’algorithme ne peut remplacer le syllogisme.
Patrick Morvan
Biblio. sélective :
- B. Mathis, JCP E, 2018, 1086, à propos du rapport Cadiet, sur l’open data des décisions de justice ;
- sur la justice prédictive : B. Dondero, D. 2017, 532 ; T. Cassuto, Dr. pén. 2017, p. 334 ; Y. Meneceur, JCP G, 2018, 190.