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23 avril 2007 1 23 /04 /avril /2007 15:59

Comment le législateur et la Cour de cassation ont, chacun à leur façon,

« débridé » la responsabilité pénale des personnes morales

 

1. - La jurisprudence a accompli, en 2006, une discrète révolution sur le terrain de la responsabilité pénale des personnes morales, dans le sillage d'une réforme législative parallèle et non moins spectaculaire.

L’article 121-2, alinéa 1er, du Code pénal (entré en vigueur le 1er mars 1994) subordonne la responsabilité pénale des personnes morales au constat d’une infraction commise « pour leur compte, par leurs organes ou représentants ».

Fidèle à la lettre de ce texte, la Cour de cassation avait consacré la thèse de la responsabilité « reflet » ou « par ricochet » selon laquelle la responsabilité pénale d’une personne morale est le décalque, le reflet exact de la responsabilité pénale de la personne qui la représente. En pratique, il incombe au juge de caractériser tous les éléments, tant matériel que moral, de l’infraction dans la personne physique de l’un de ses représentants ([1]), dont la personne morale emprunte ensuite la criminalité. À l’inverse, a été bannie la thèse « anthropomorphique » selon laquelle une personne morale peut commettre par elle-même une infraction sans qu’il soit nécessaire d’identifier au préalable une personne humaine qui soit l’auteur matériel du délit imputé, ni de constater chez ce dernier l’existence de l’élément moral – la faute involontaire ou même intentionnelle étant déduite de la mauvaise organisation, du dysfonctionnement interne de la personne morale, par un raccourci surréaliste mais propice à une répression accrue.

Cependant, la Cour de cassation a entrepris d’assouplir ce mécanisme d’emprunt de responsabilité : d’une part, en réputant « représentant » au sens de l’article 121-2 C. pén. le préposé titulaire d’une délégation de pouvoirs ([2]) ; d’autre part, en affirmant que « la relaxe prononcée en faveur [des organes ou représentants] n’exclut pas nécessairement la responsabilité de la personne morale » ([3]).

Quoiqu’il en soit, en vertu d’un principe de spécialité inscrit à l’article 121-2 C. pén., la responsabilité pénale d’une personne morale ne pouvait être mise en œuvre que « dans les cas prévus par la loi ou le règlement », c’est-à-dire si elle était expressément prévue par le ou les textes servant de base aux poursuites. Il ne suffisait pas, à cet égard, qu’un texte visât « toute personne », comme le fait l’article R. 362-1-1 C. trav. réprimant la violation des règles relatives à l’ordre des licenciements ([4]). Cependant, le juge pénal avait, là encore, manifesté une certaine hostilité à l’encontre de cette restriction : à ses yeux, le texte punissant sans distinction « ceux qui ont participé » à un délit est applicable aux personnes morales ([5])…

Mais une réforme législative aussi discrète que radicale a coupé court à cette évolution.

 

 

2. - L’article 54 de la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 (loi Perben II) a supprimé dans l’article 121-2 du Code pénal les quelques mots sus-cités qui exprimaient la règle de spécialité.

Cette réforme n’est entrée en vigueur que le 31 décembre 2005. Elle ouvre des perspectives immenses à la responsabilité pénale des personnes morales dans les domaines où celle-ci n’était pas accueillie, notamment dans les droits fiscal (ex. : fraude fiscale), douanier, d’urbanisme, des sociétés (ex. : abus de biens sociaux) et, bien sûr, dans le Code du travail où seuls de rares délits (travail dissimulé ou illégal, prêt de main-d’œuvre illicite…) engageaient la responsabilité des personnes morales. C’est ainsi que les délits d’entrave au fonctionnement régulier des instances représentatives du personnel (pour le CE : C. trav., art. L. 483-1) ou d’entrave à l’exercice du droit syndical ne seront plus seulement imputables à des personnes physiques.

De même, le délit visé à l’article L. 263-2 C. trav., sanctionnant le respect des règles d’hygiène et de sécurité au travail, pourra fonder des poursuites contre la personne morale employeur au même titre que les textes du Code pénal incriminant l’homicide ou les blessures involontaires. En effet, l’employeur qui commet une faute involontaire simple, définie comme une « maladresse, imprudence, inattention, négligence ou [un] manquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement », s’expose à des poursuites du chef d’homicide (C. pén., art. 221-6) ou de blessures (C. pén., art. 222-19, R. 625-2 et R. 622-1) involontaires et, en outre, du chef d’infraction à la législation en matière de sécurité au travail, délit réprimé par l’article L. 263-2 du Code du travail.

 

 

3. - Hélas, le législateur n’a pas mis à profit le long délai qu’il s’était octroyé afin de préparer la législation pénale à cette révolution. Le législateur et le pouvoir réglementaire ont  négligé de dresser un éventail des peines principales encourues par les personnes morales, coupables d’infractions qui n’étaient imputables qu’à des personnes physiques, et des peines complémentaires spécifiques à telle ou telle infraction.

Les articles 131-37 à 131-49 du Code pénal définissent les peines applicables.

Seule la peine d’amende, fixée au quintuple de l’amende applicable aux personnes physiques (C. pén., art. 131-38 et 131-41), peut être infligée d’une manière générale à une personne morale reconnue coupable d’un crime, d’un délit ou d’une contravention. Pour les contraventions de 5e classe, la peine d’amende peut être remplacée par l’interdiction d’émettre des chèques ou d’utiliser des cartes de paiement ainsi que par la confiscation de la chose liée à l’infraction (C. pén., art. 131-40 et art. 131-42).

En revanche, les peines correctionnelles énumérées par l’article 131-39 (dissolution, placement sous surveillance judiciaire, fermeture, exclusion des marchés publics, interdiction de faire appel public à l’épargne ou d’émettre des chèques…) ne peuvent être infligées que « lorsque la loi le prévoit » : en présence d’un délit, une seconde règle de spécialité surgit donc au stade de la pénalité qui atténue fortement l’efficacité de la suppression de celle qui opérait naguère au stade de l’incrimination (C. pén., art. 121-2).

Le législateur et le pouvoir réglementaire n’ont pas seulement négligé de dresser un éventail des peines principales encourues par les personnes morales, coupables d’infractions qui n’étaient imputables qu’à des personnes physiques. Leur inertie a aussi pour conséquence qu’aucune peine complémentaire n’a été édictée, spécifiquement à telle ou telle infraction.

 

 

4. - Mais, contre toute attente, la Cour de cassation n’a pas attendu cette réforme. Deux arrêts du 20 juin 2006 parachèvent l’évolution perceptible stigmatisant directement la culpabilité d’une personne morale dont le fonctionnement s’avère aussi « vicieux » que dangereux.

Le premier arrêt déclare qu’une société, poursuivie après qu’un salarié eut fait une chute mortelle, « ne saurait se faire un grief de ce que les juges du fond l’aient déclarée coupable du délit d'homicide involontaire sans préciser l’identité de l'auteur des manquements constitutifs du délit, dès lors que cette infraction n’a pu être commise, pour le compte de la société, que par ses organes ou représentants » ([6]).

Le second, du même jour, relatif à la même infraction, censure la décision qui avait estimé qu'il n’existait « aucune certitude quant au lien de causalité entre la violation de l'obligation de sécurité retenue et le décès » du salarié – asphyxié alors qu’il était venu porter secours à un ouvrier saisonnier au fond d’un silo. « En prononçant ainsi, décide la Cour de cassation, par des motifs […] dont il résulte qu'en laissant effectuer le nettoyage du silo dans les conditions ci-dessus décrites, la personne morale, par ses organe ou représentant, a commis une faute en relation avec le décès, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision » ([7]).

Le revirement est complet. Auparavant, la chambre criminelle excluait la responsabilité pénale de la personne morale à défaut de précision suffisante donnée par les juges du fond sur l’organe ou le représentant auteur de l’infraction ([8]). Au mieux avait-elle admis l’indétermination de ce dernier dans le corps de la citation directe dès lors que le juge saisi prenait soin ensuite de désigner l’organe ou représentant coupable ([9]).

Les deux arrêts du 20 juin 2006 oblitèrent la théorie de la responsabilité-reflet dans le champ – déjà labouré par une répression séculaire du chef d’entreprise – de la sécurité au travail et ouvre la voie à une conception anthropomorphique de la responsabilité pénale des personnes morales.

Pour l’heure, la révolution semble cantonnée aux infractions qui portent atteinte à la vie ou à l’intégrité corporelle des travailleurs (délit d’homicide involontaire et délits et contraventions de blessures involontaires). Il reste que, en ce domaine, la sanction pénale de l’obligation de sécurité atteint une efficacité et une sévérité extrêmes : la responsabilité pénale des personnes physiques, articulée sur la très ancienne théorie de la responsabilité pénale des décideurs ([10]), se double d’une responsabilité pénale des personnes morales directe et d’inspiration anthropomorphique.

 

 

Sur l’obligation de sécurité de l’employeur, cf. notre article : « Securitas omnia corrumpit » ou le principe selon lequel il incombe à l’employeur de protéger la sécurité et la santé des travailleurs : Dr. soc. juin 2007, p. 674.


([1]) Cass. crim., 2 déc. 1997 : JCP G 1998, II, 10023, rapp. F. Desportes ; JCP E 1998, II, 949, note Ph. Salvage.

 

 

 

 

 

([2]) Crim., 1er déc. 1998, D. 2000, Jur. p. 34 ; JCP E 1999, p. 1930. – 30 mai 2000, Dr. soc. 2000, p. 1148, et nos observations sur la stratégie judiciaire suivie.

 

 

 

 

 

([3]) Cass. crim., 8 sept. 2004 : Dr. pén. 1/2005, comm. 11

 

 

 

 

 

([4]) Cass. crim., 18 avr. 2000 : Bull. crim., n° 153.

 

 

 

 

 

([5]) Cass. crim., 5 févr. 2003 : D. 2003, Jur., p. 2855, note J.-Cl. Planque (à propos d’un délit de contrebande douanière).

 

 

 

 

 

([6]) Cass. crim., 20 juin 2006 : Dr. pén. 2006, comm. 128 (2e esp.).

 

 

 

 

 

([7]) Cass. crim., 20 juin 2006 : Dr. soc. 2006, p. 1061 ; D. 2007, 617, note J.-C. Saint-Pau. La censure, prononcée sous le visa de l’art. 593 C. pr. pén., semble, à premières vues, disciplinaire. Mais il n’est pas rare que la Cour de cassation esquisse de cette façon discrète une nouvelle jurisprudence. Le second arrêt du même jour le confirme ici.

 

 

 

 

 

([8]) V. par ex. Cass. crim., 29 avr. 2003 : D. 2004, 167.

 

 

 

 

 

([9]) Cass. crim., 24 mai 2005 : JCP E 2005, II, 1539, note J.-H. Robert : « l'obligation d'énoncer le fait poursuivi n'imposant pas d'identifier dans la citation, l'organe ou le représentant ayant commis l'infraction pour le compte de la personne morale poursuivie, n'excède pas sa saisine la cour d'appel qui détermine quel est cet organe ou représentant » (délit de travail dissimulé).

 

 

 

 

 

([10]) P. Morvan, La responsabilité pénale du chef d’entreprise pour manquement à son obligation de sécurité, in « Entreprise et responsabilité pénale », LGDJ, coll. Travaux et recherches Panthéon‑Assas Paris II, 1994, p. 95 s.

 

 

 

 

 

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22 avril 2007 7 22 /04 /avril /2007 23:05

Comment rétablir la solidarité

et combler le déficit abyssal

du régime de retraite des salariés

 

1. – En droit de la sécurité sociale, des inégalités criantes prospèrent entre les travailleurs affiliés au régime général ou aux régimes des professions non salariées et ceux qui relèvent de régimes spéciaux de sécurité sociale (régimes des différentes fonctions publiques, des salariés de la SNCF, de la RATP, des industries électriques et gazières, etc.). Les régimes spéciaux sont immensément coûteux pour les finances publiques et servent des prestations d’assurance vieillesse plus avantageuses – à un âge très anticipé – que celles du secteur privé, pourtant soumis à des prélèvements sociaux plus lourds.
Les réformes imposées aux pouvoirs publics par les nouvelles normes comptables d’inspiration anglo-saxonne IAS et IFRS, consistant à « adosser » chaque régime spécial au régime général (Edf et GdF, la RATP puis La Poste) ne comportent aucune modification sur le fond. Bien au contraire, la collectivité est de nouveau mise en coupe réglée : la hausse mineure des cotisations et le maintien des droits à pension « spécifiques» (non pris en charge par la CNAV en contrepartie de la soulte – d’ailleurs sous-évaluée – qui lui est versée) de ces catégories privilégiées d’assurés sont immédiatement compensés par des majorations de salaire voire la création de nouvelles taxes à la charge des usagers du service public, comme en témoigne l’exemple scandaleux d’Edf-GdF (L. n° 2004-803 du 9 août 2004).

2. – La solidarité entre les bénéficiaires de ces régimes exorbitants et les salariés du secteur privé pourrait ne plus être à sens unique, comme l’exigent les représentants des agents du secteur public et des entreprises à statut qui sont toujours prompts à asservir l’intérêt général à leurs intérêts privés.
À ce titre, la législation française renferme une expression remarquable de solidarité réciproque qui devrait connaître une énergique promotion.

Le régime de solidarité (C. trav., art. L. 351-9 et s.), qui prend en charge l'indemnisation de demandeurs d'emploi exclus du bénéfice du régime d'assurance, relève de l'aide sociale. Son financement est donc assuré sur le budget de l'État mais aussi par une contribution exceptionnelle de solidarité de 1 %, perçue par le Fonds de solidarité, sur la rémunération nette des fonctionnaires, agents de l’État, des collectivités et des établissements publics administratifs en contrepartie de la garantie d'emploi qui leur est offerte (sur cette contribution, V. la circulaire DGAFP/Direction du Budget du 27 mai 2003 : http://www.fonds-de-solidarite.fr/application/agents.html#).

Le principe d’égalité est bafoué en matière d’assurance vieillesse, en dépit de la déclaration solennelle de la loi Fillon du 21 août 2003 selon laquelle « Les assurés doivent pouvoir bénéficier d'un traitement équitable au regard de la retraite, quels que soient leurs activités professionnelles passées et le ou les régimes dont ils relèvent » (art. 3)... Mais ce principe pourrait être symboliquement rétabli et, du même coup, les difficultés financières de cette branche de la sécurité sociale résorbées.

 3. – Le privilège de la garantie d’emploi (à vie, pour les fonctionnaires) a, aujourd’hui plus que jamais, un prix inestimable. En conséquence, il conviendrait de majorer la contribution exceptionnelle de solidarité ou d’instituer une contribution parallèle au profit de la Caisse nationale d’assurance vieillesse des travailleurs salariés (CNAV) ou encore du Fonds de réserve des retraites (F2R).

Dans le même temps, cette surcotisation ou nouvelle contribution serait étendue aux salariés des entreprises publiques couverts par un régime spécial de sécurité sociale servant des prestations (notamment d’assurance vieillesse) exorbitantes du droit commun et financées par la collectivité. Compte tenu de l’assiette potentielle de ce prélèvement, qu’un taux réduit de 5 % suffirait à résorber le déficit de l’assurance vieillesse.

Une telle réforme serait des plus simples à accomplir puisque le Fonds de solidarité qui perçoit la contribution exceptionnelle offre déjà la structure de recouvrement nécessaire. Sur le plan symbolique, elle recréerait un lien de solidarité entre les travailleurs ou demandeurs d’emploi du secteur privé et les titulaires d’emplois publics garantis.

L’égalité ne serait plus un masque hypocrite des égoïsmes dans le droit de la protection sociale.

Patrick Morvan

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21 avril 2007 6 21 /04 /avril /2007 22:37

  

ELOGE DU "CNE" et DU "CPE"

La nécessité d’instituer un contrat de travail à durée indéterminée obéissant à des règles de rupture dérogatoires, de type CNE ou CPE, ressort de plusieurs constats.

Intolérable réalité. - Au mois de mai 2006, selon les statistiques provisoires publiées par l’Unedic, 2 320 000 chômeurs étaient indemnisés et 1 562 424 non indemnisés. Au total, la France recense 3 882 424 chômeurs soit 24 % de la population active salariée (légèrement supérieure à 16 millions de travailleurs). Le passage au début de l’année 2005  en dessous de la barre des 10 %, dont les pouvoirs publics se targuent, ne reflète que la « catégorie 1 » de demandeurs d’emploi indemnisés, soit la partie émergée de la réalité. Quand bien même adopterait-on ce mode de calcul opportunément restrictif, il concède que le taux de chômage des jeunes est de 23 % et de 39 % pour ceux dépourvus de qualification, soit le taux d’un pays sous-développé. À la sortie de leurs études, les jeunes attendent de 8 à 11 ans avant de trouver un emploi stable : ce n’est qu’à l’âge moyen de 33 ans qu’ils rejoignent le taux normal de CDI dans la population active. Dans la France du XXIe siècle, le Christ aurait été chômeur.

D’actifs contestataires (généralement fonctionnaires ou autres titulaires de sinécures, pas toujours en activité dans le service public, voire pas en activité du tout en ce qui concerne certains corps de hauts fonctionnaires), politiciens et syndicalistes se satisfont sereinement d’un taux record de chômage. L’on revendique un partage des richesses mais point du travail, une stricte égalité des droits sociaux à l’exclusion de celui, pour les chômeurs, de (re)trouver un emploi. Parmi les chômeurs, « jeunes » et « seniors » occupent le rang le plus subalterne, lie d’une économie qui se prétend sociale et solidaire.

La situation n’est pas seulement intolérable économiquement et moralement. L’échec de la lutte contre le chômage met aussi en péril la démocratie dès lors que la population en vient à manifester sa légitime indignation – selon la règle du jeu démocratique, précisément – par un violent rejet des partis politiques traditionnels. Les leçons de l’Histoire éclairent l’issue de cette pente fatale. L’élection présidentielle de 2007 offrira une caisse de résonance à une réplique du séisme qui a secoué la France le 21 avril 2002. Les instituts de sondages et hiérarques politiques démentent dès à présent ce sombre pronostic, ce qui, compte tenu de leur clairvoyance antérieure, en confirme la probabilité.

Tout a échoué dans la lutte contre le fléau du chômage qui insinue une frustration considérable, singulièrement dans la jeune génération. C’est dire que rien n’a été tenté avec l’inventivité et le courage politique nécessaires.

Droit à l’emploi versus droit du travail. - L’homo politicus est contraint de réagir. L’homo juridicus doit l’exhorter à mettre un terme aux hypocrisies législatives.

Le droit du travail n’est, en France, que faussement protecteur et foncièrement inégalitaire. Alors que, en 2005, 78 % des embauches ont eu lieu sous la forme de contrats de travail à durée déterminée (dont 35 % de moins de un mois), le droit du travail s’enorgueillit de lutter principalement contre la rupture du contrat à durée indéterminée, de préférence dans les grandes entreprises ou dans les groupes de sociétés. Pire, les droits (emploi, revenus, participation) des salariés monopolisent la sollicitude du législateur qui n’attache qu’une importance secondaire au droit de tout demandeur de retrouver un emploi. Sa devise pourrait être : punir le congédiement du travailleur plutôt que d’encourager le recrutement du demandeur d’emploi. Par nature, ce dernier ne suscite d’ailleurs qu’un faible intérêt de la part des syndicats, représentatifs des seuls actifs, leur électorat potentiel qui se concentre dans les grandes entreprises et le secteur public.

Qui se soucie encore de l’intérêt général ? La défense d’intérêts privés sinon personnels tend également à devenir la boussole des initiatives émanant des hauts fonctionnaires (plus avides que jamais de responsabilités flatteuses, conquises le plus tôt possible après la sortie de l’ENA) et, bien sûr, des personnalités qui briguent le suffrage universel. Dans leur plan de bataille, la législation devient un outil de communication médiatique, facteur d’une insécurité juridique mille fois dénoncée. En vain : la « Com’ » est reine, au grand bonheur d’une presse d’information privilégiant scoops, lieux communs et la ligne éditoriale des tabloïds (tout est « crise sociale », « état de grâce » ou « affaire d’État » ; une rumeur ou une confidence font office d’enquête objective).

Cette conception dogmatique ou partisane de la sécurité de l’emploi néglige les réformes audacieuses, en prise avec la réalité, pour ne privilégier que les retouches insignifiantes (cf. les ordonnances de « simplification du droit » dont le domaine est dérisoire) ou les recettes éculées. En témoigne les innombrables et immuables contrats aidés, rebaptisés par les gouvernements successifs et présentés à l’opinion publique comme les fers de lance d’une politique pour l’emploi qui ne dépasse pas le stade de la cosmétique. De façon très révélatrice, la loi qui enterra le CPE (L. n° 2006-457, 21 avr. 2006) s’est efforcée d’entretenir les apparences d’une politique volontariste : d’abord par un intitulé marqué au coin du marketing (loi « sur l'accès des jeunes à la vie active en entreprise »), ensuite par le comblement du vide créé (élargissement insignifiant de deux contrats aidés – le SEJE et le CIVIS - dont l’efficacité ne dépasse pas le court terme).

La constitutionnalité du contrat première embauche avait été reconnue en des termes qui ne doivent pas être oubliés : « par sa finalité, l'article 8 [L. n° 2006-396, 31 mars 2006] tend à mettre en œuvre, au bénéfice des intéressés, l'exigence résultant du cinquième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 », soit le « droit d’obtenir un emploi » ((Cons. constit., 30 mars 2006, décis. n° 2006-535 DC, consid. n° 20). À ce droit fondamental, enfin mis en exergue !, s’ajoutent d’ailleurs la liberté individuelle et son corollaire, la liberté contractuelle (Cons. constit., 10 juin 1998, décis. n° 98-401 DC), ainsi que la liberté d’entreprendre et son corollaire, la liberté de choisir ses collaborateurs (Cons. constit., 20 juill. 1988, décis. n° 88-244 DC) qui confèrent au CNE et au défunt CPE une solide assise constitutionnelle.

L’expérience de la fluidité. - L’Hexagone compte le troisième plus fort taux de chômage de l’Europe des (ex-)quinze et le sixième plus fort taux de travailleurs temporaires (12,6 %) : le « modèle social » français se singularise donc par un nombre de chômeurs et de salariés précaires très élevé.

Parallèlement, la France compte 2,4 millions de travailleurs indépendants et d’entrepreneurs mais un million seulement d'entre eux sont employeurs. Il y a là un gisement d’emplois. Or, la complexité et l’imprévisibilité du droit du travail ont fait le lit du travail temporaire et le succès du CDD. Les très petites entreprises (TPE) préfèrent supporter un surcoût de main-d’œuvre dont le montant est connu d’avance plutôt que de recourir à la formule du contrat de travail à durée indéterminée, bardée de plus de contraintes et d’aléas financiers.

Dans ce contexte, la seule logique commandait d’inciter les petites entreprises à substituer aux contrats de travail temporaire et à durée déterminée un contrat à durée indéterminée assoupli, rendu plus attractif. Le contrat « nouvelles embauches » prétend être ce nouvel instrument. Les premières études statistiques indiquent qu’il aurait abouti à majorer de 10 % le nombre d’embauches dans les petites et moyennes entreprises. Le résultat n’est peut-être pas à la hauteur des attentes de ses artisans. Mais le solde est d’ores et déjà positif alors que le CNE n’a pas fêter son premier anniversaire et a dû affronter un contexte juridique incroyablement hostile lors du procès en exorcisme fait à son cousin, le CPE. L’avenir peut confirmer l’essor du CNE et sa vertu créatrice d’emploi, dans un climat apaisé où les chefs d’entreprise ne seront plus menacés des pires maux juridiques s’ils y recourent (tel le spectre, malicieusement agité par certains auteurs militants, d’une condamnation pour abus de droit quasi-systématique).

D’aucuns ironisent sur le regard envieux jeté sur la Grande-Bretagne et les pays nordiques, dont le Danemark, royaume de la « flexicurity » (flexi-sécurité). Au-delà de cette ironie facile (la France ne serait pas le Danemark…), le droit comparé enseigne, y compris à ces adeptes de l’isolationnisme et de l’immobilisme juridiques, qu’une réduction drastique du chômage n’est réalisable que d’une seule façon : le rétablissement de la fluidité dans le marché du travail ; la rupture des contrats de travail peut être largement facilitée dès lors que cette souplesse amorce un cercle vertueux générateur d’un plus grand nombre de contrats conclus. Au Danemark, le taux de chômage des 18-25 ans est l’un des plus bas de l’Union européenne et, phénomène qui nous semble extraordinaire, il est inférieur au taux moyen dans la population. Comme en Grande-Bretagne, l’assouplissement des conditions de rupture du contrat de travail et l’obligation imposée aux chômeurs indemnisés d’effectuer une recherche extrêmement active d’un emploi ont brisé la courbe du chômage. Le CNE et le CPE réalisaient la première partie de ce programme. La France, en proie à une fantastique sclérose des idées réformatrices, est le seul pays à ne l’avoir pas complètement expérimenté. Sans doute par crainte que cela marche.

La bulle stérile universitaire. En contrebas de la montagne du chômage, 500 000 offres d’emploi ne sont pas pourvues. Nombre de secteurs d’activité (BTP, mécanique, hôtellerie, restauration, commerces d’alimentation…) souffrent d’une grave pénurie de main-d’œuvre ou de compétences, si bien que les entreprises (petites ou grandes) n’y sont pas confrontées au problème de la rupture mais à celui de la conclusion des contrats de travail.

C’est au nom d’une démocratie de façade et au son du chant des sirènes (libre accès aux études de son choix, gratuité de l’enseignement, égalité des chances…) que la France s’enorgueillit de ses innombrables filières universitaires, ouvertes à tous, qui n’offrent que fort peu de débouchés professionnels (histoire de l’art, sociologie, psychologie, linguistique, musicologie, cinéma, AES… !) et puisent leur justification première dans la nécessité de combler le vide parfois sidéral de l’emploi du temps des « enseignants-chercheurs » (dont la moitié n’a signé aucune publication depuis 30 ans). Comment ne pas se scandaliser du soutien apporté à une « grève » étudiante par tel enseignant d’une filière dépourvue de la moindre vertu professionnalisante ? Des titulaires d’emploi à vie dispensant un enseignement qui n’est qu’une antichambre stérile du chômage (soigneusement préservée de la contamination des milieux professionnels, en particulier des formations en alternance), repoussent avec dégoût les rares instruments contractuels (CNE et CPE) susceptibles d’inculquer aux jeunes des connaissances reconnues dans le monde du travail – le vrai, le poumon économique de la Nation qui respire en dehors de la bulle stérile.

La fronde anti-CPE a eu au moins cette vertu de favoriser une prise de conscience des vices de notre enseignement supérieur. Mais les remèdes proposés sont insignifiants. Ainsi, le gouvernement envisage de mieux informer les bacheliers sur les taux de réussite offerts dans ce qu’il qualifie encore (en adepte de la méthode Coué) de « pôles d’excellence ». L’initiative est pathétique et dangereuse : un taux de 90 % de réussite rend-il attractive une filière impasse ?

L’ambition suprême des jeunes dans ce pays d’utopies est désormais l’entrée dans la Fonction publique, eldorado où la pépite convoitée se nomme « garantie de l’emploi » : la « stabilité » d’un contrat de travail à durée indéterminée (comme le sont avant toute chose le CNE et le CPE) se voit elle-même taxée d’odieuse « précarité ».

Vœu. - Le CNE et le CPE amorçaient une révolution des mœurs et des idées. De l’inventivité en droit social, il est périlleux d’avoir creuser la tombe. Le CNE doit vivre en paix, à l’abri de nouvelles réformes. Le CPE, quant à lui, doit ressusciter.

A lire aussi :

- P. Morvan, Le contrat de travail « nouvelles embauches » : JCP Social 2005, Étude, 1117

- P. Morvan, Le contrat de travail première embauche : JCP Social 200­6, Étude, 1289

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