Comment le législateur et la Cour de cassation ont, chacun à leur façon,
« débridé » la responsabilité pénale des personnes morales
1. - La jurisprudence a accompli, en 2006, une discrète révolution sur le terrain de la responsabilité pénale des personnes morales, dans le sillage d'une réforme législative parallèle et non moins spectaculaire.
L’article 121-2, alinéa 1er, du Code pénal (entré en vigueur le 1er mars 1994) subordonne la responsabilité pénale des personnes morales au constat d’une infraction commise « pour leur compte, par leurs organes ou représentants ».
Fidèle à la lettre de ce texte, la Cour de cassation avait consacré la thèse de la responsabilité « reflet » ou « par ricochet » selon laquelle la responsabilité pénale d’une personne morale est le décalque, le reflet exact de la responsabilité pénale de la personne qui la représente. En pratique, il incombe au juge de caractériser tous les éléments, tant matériel que moral, de l’infraction dans la personne physique de l’un de ses représentants ([1]), dont la personne morale emprunte ensuite la criminalité. À l’inverse, a été bannie la thèse « anthropomorphique » selon laquelle une personne morale peut commettre par elle-même une infraction sans qu’il soit nécessaire d’identifier au préalable une personne humaine qui soit l’auteur matériel du délit imputé, ni de constater chez ce dernier l’existence de l’élément moral – la faute involontaire ou même intentionnelle étant déduite de la mauvaise organisation, du dysfonctionnement interne de la personne morale, par un raccourci surréaliste mais propice à une répression accrue.
Cependant, la Cour de cassation a entrepris d’assouplir ce mécanisme d’emprunt de responsabilité : d’une part, en réputant « représentant » au sens de l’article 121-2 C. pén. le préposé titulaire d’une délégation de pouvoirs ([2]) ; d’autre part, en affirmant que « la relaxe prononcée en faveur [des organes ou représentants] n’exclut pas nécessairement la responsabilité de la personne morale » ([3]).
Quoiqu’il en soit, en vertu d’un principe de spécialité inscrit à l’article 121-2 C. pén., la responsabilité pénale d’une personne morale ne pouvait être mise en œuvre que « dans les cas prévus par la loi ou le règlement », c’est-à-dire si elle était expressément prévue par le ou les textes servant de base aux poursuites. Il ne suffisait pas, à cet égard, qu’un texte visât « toute personne », comme le fait l’article R. 362-1-1 C. trav. réprimant la violation des règles relatives à l’ordre des licenciements ([4]). Cependant, le juge pénal avait, là encore, manifesté une certaine hostilité à l’encontre de cette restriction : à ses yeux, le texte punissant sans distinction « ceux qui ont participé » à un délit est applicable aux personnes morales ([5])…
Mais une réforme législative aussi discrète que radicale a coupé court à cette évolution.
2. - L’article 54 de la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 (loi Perben II) a supprimé dans l’article 121-2 du Code pénal les quelques mots sus-cités qui exprimaient la règle de spécialité.
Cette réforme n’est entrée en vigueur que le 31 décembre 2005. Elle ouvre des perspectives immenses à la responsabilité pénale des personnes morales dans les domaines où celle-ci n’était pas accueillie, notamment dans les droits fiscal (ex. : fraude fiscale), douanier, d’urbanisme, des sociétés (ex. : abus de biens sociaux) et, bien sûr, dans le Code du travail où seuls de rares délits (travail dissimulé ou illégal, prêt de main-d’œuvre illicite…) engageaient la responsabilité des personnes morales. C’est ainsi que les délits d’entrave au fonctionnement régulier des instances représentatives du personnel (pour le CE : C. trav., art. L. 483-1) ou d’entrave à l’exercice du droit syndical ne seront plus seulement imputables à des personnes physiques.
De même, le délit visé à l’article L. 263-2 C. trav., sanctionnant le respect des règles d’hygiène et de sécurité au travail, pourra fonder des poursuites contre la personne morale employeur au même titre que les textes du Code pénal incriminant l’homicide ou les blessures involontaires. En effet, l’employeur qui commet une faute involontaire simple, définie comme une « maladresse, imprudence, inattention, négligence ou [un] manquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement », s’expose à des poursuites du chef d’homicide (C. pén., art. 221-6) ou de blessures (C. pén., art. 222-19, R. 625-2 et R. 622-1) involontaires et, en outre, du chef d’infraction à la législation en matière de sécurité au travail, délit réprimé par l’article L. 263-2 du Code du travail.
3. - Hélas, le législateur n’a pas mis à profit le long délai qu’il s’était octroyé afin de préparer la législation pénale à cette révolution. Le législateur et le pouvoir réglementaire ont négligé de dresser un éventail des peines principales encourues par les personnes morales, coupables d’infractions qui n’étaient imputables qu’à des personnes physiques, et des peines complémentaires spécifiques à telle ou telle infraction.
Les articles 131-37 à 131-49 du Code pénal définissent les peines applicables.
Seule la peine d’amende, fixée au quintuple de l’amende applicable aux personnes physiques (C. pén., art. 131-38 et 131-41), peut être infligée d’une manière générale à une personne morale reconnue coupable d’un crime, d’un délit ou d’une contravention. Pour les contraventions de 5e classe, la peine d’amende peut être remplacée par l’interdiction d’émettre des chèques ou d’utiliser des cartes de paiement ainsi que par la confiscation de la chose liée à l’infraction (C. pén., art. 131-40 et art. 131-42).
En revanche, les peines correctionnelles énumérées par l’article 131-39 (dissolution, placement sous surveillance judiciaire, fermeture, exclusion des marchés publics, interdiction de faire appel public à l’épargne ou d’émettre des chèques…) ne peuvent être infligées que « lorsque la loi le prévoit » : en présence d’un délit, une seconde règle de spécialité surgit donc au stade de la pénalité qui atténue fortement l’efficacité de la suppression de celle qui opérait naguère au stade de l’incrimination (C. pén., art. 121-2).
Le législateur et le pouvoir réglementaire n’ont pas seulement négligé de dresser un éventail des peines principales encourues par les personnes morales, coupables d’infractions qui n’étaient imputables qu’à des personnes physiques. Leur inertie a aussi pour conséquence qu’aucune peine complémentaire n’a été édictée, spécifiquement à telle ou telle infraction.
4. - Mais, contre toute attente, la Cour de cassation n’a pas attendu cette réforme. Deux arrêts du 20 juin 2006 parachèvent l’évolution perceptible stigmatisant directement la culpabilité d’une personne morale dont le fonctionnement s’avère aussi « vicieux » que dangereux.
Le premier arrêt déclare qu’une société, poursuivie après qu’un salarié eut fait une chute mortelle, « ne saurait se faire un grief de ce que les juges du fond l’aient déclarée coupable du délit d'homicide involontaire sans préciser l’identité de l'auteur des manquements constitutifs du délit, dès lors que cette infraction n’a pu être commise, pour le compte de la société, que par ses organes ou représentants » ([6]).
Le second, du même jour, relatif à la même infraction, censure la décision qui avait estimé qu'il n’existait « aucune certitude quant au lien de causalité entre la violation de l'obligation de sécurité retenue et le décès » du salarié – asphyxié alors qu’il était venu porter secours à un ouvrier saisonnier au fond d’un silo. « En prononçant ainsi, décide la Cour de cassation, par des motifs […] dont il résulte qu'en laissant effectuer le nettoyage du silo dans les conditions ci-dessus décrites, la personne morale, par ses organe ou représentant, a commis une faute en relation avec le décès, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision » ([7]).
Le revirement est complet. Auparavant, la chambre criminelle excluait la responsabilité pénale de la personne morale à défaut de précision suffisante donnée par les juges du fond sur l’organe ou le représentant auteur de l’infraction ([8]). Au mieux avait-elle admis l’indétermination de ce dernier dans le corps de la citation directe dès lors que le juge saisi prenait soin ensuite de désigner l’organe ou représentant coupable ([9]).
Les deux arrêts du 20 juin 2006 oblitèrent la théorie de la responsabilité-reflet dans le champ – déjà labouré par une répression séculaire du chef d’entreprise – de la sécurité au travail et ouvre la voie à une conception anthropomorphique de la responsabilité pénale des personnes morales.
Pour l’heure, la révolution semble cantonnée aux infractions qui portent atteinte à la vie ou à l’intégrité corporelle des travailleurs (délit d’homicide involontaire et délits et contraventions de blessures involontaires). Il reste que, en ce domaine, la sanction pénale de l’obligation de sécurité atteint une efficacité et une sévérité extrêmes : la responsabilité pénale des personnes physiques, articulée sur la très ancienne théorie de la responsabilité pénale des décideurs ([10]), se double d’une responsabilité pénale des personnes morales directe et d’inspiration anthropomorphique.
([1]) Cass. crim., 2 déc. 1997 : JCP G 1998, II, 10023, rapp. F. Desportes ; JCP E 1998, II, 949, note Ph. Salvage.
([2]) Crim., 1er déc. 1998, D. 2000, Jur. p. 34 ; JCP E 1999, p. 1930. – 30 mai 2000, Dr. soc. 2000, p. 1148, et nos observations sur la stratégie judiciaire suivie.
([5]) Cass. crim., 5 févr. 2003 : D. 2003, Jur., p. 2855, note J.-Cl. Planque (à propos d’un délit de contrebande douanière).
([7]) Cass. crim., 20 juin 2006 : Dr. soc. 2006, p. 1061 ; D. 2007, 617, note J.-C. Saint-Pau. La censure, prononcée sous le visa de l’art. 593 C. pr. pén., semble, à premières vues, disciplinaire. Mais il n’est pas rare que la Cour de cassation esquisse de cette façon discrète une nouvelle jurisprudence. Le second arrêt du même jour le confirme ici.
([9]) Cass. crim., 24 mai 2005 : JCP E 2005, II, 1539, note J.-H. Robert : « l'obligation d'énoncer le fait poursuivi n'imposant pas d'identifier dans la citation, l'organe ou le représentant ayant commis l'infraction pour le compte de la personne morale poursuivie, n'excède pas sa saisine la cour d'appel qui détermine quel est cet organe ou représentant » (délit de travail dissimulé).