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10 décembre 2018 1 10 /12 /décembre /2018 22:03

 

Augmenter le pouvoir d’achat à coup de primes exceptionnelles

ou le « jeu des 1000 euros » : une cinquième loi !

 

Le Président de la République a annoncé, le 10 décembre 2018, la création d’une prime exceptionnelle de 1000 euros, exonérée de charges sociales et d’impôt sur le revenu, qu’il appartiendra aux entreprises de verser… ou non. La loi "portant mesures d'urgence économiques et sociales" exonère ainsi, à hauteur de 1000 euros au maximum, les primes versées aux salariés entre le 11 décembre 2018 et le 31 mars 2019. L'exonération est réservée aux salariés dont la rémunération est inférieure à 3 SMIC annuels. Aucune cotisation ou contribution sociale n'est due, non plus que l'impôt sur le revenu.

 

De nombreuses questions juridiques ne manqueront pas de surgir et les résultats pourraient être bien inférieurs aux attentes des salariés, qu’ils soient en gilet jaune, en bleu de travail ou en col blanc.

 

En réalité, depuis plus d’une décennie, les gouvernements décident, de temps à autre, de distribuer des primes exonérées aussi « exceptionnelles » que le sont les cadeaux promotionnels accompagnant les produits de la grande distribution. Ce « jeu des 1 000 euros » à répétition laisse sceptique. Le pouvoir d’achat ne peut guère croître à coup de loteries, jackpots et autres « primes de Noël » ou de « solidarité », aussitôt dissipés dans le vent de l’inflation et de la consommation. Sur le plan juridique, un rappel s’impose.

 

1°) La loi de financement de la sécurité sociale pour 2006 (L. n° 2005-1579, 19 déc. 2005, art. 17) avait autorisé les entreprises à verser à l’ensemble de leurs salariés « un bonus exceptionnel d’un montant maximum de 1 000 € par salarié », exonéré de cotisations et de contributions sociales (sauf CSG et CRDS). Le montant et les modalités de versement de ce bonus devaient être fixés par l’employeur avant le 30 juin 2006, le versement des sommes intervenir le 31 juillet 2006 au plus tard et la notification à l’URSSAF avant le 31 décembre 2006.

 

2°) La loi n° 2008-111 du 8 février 2008 « pour le pouvoir d’achat » (art. 7) a récidivé avec quelques variantes. Dans les entreprises ou établissements de moins de 50 salariés (non soumis à un régime de participation), un accord conclu selon les modalités applicables aux accords de participation pouvait permettre de verser à l’ensemble des salariés une « prime exceptionnelle » d’un montant maximum de 1 000 € par salarié, exonérée de cotisations et contributions sociales (sauf CSG et CRDS !). Ce versement devait intervenir le 30 juin 2008 au plus tard et être notifié à l’URSSAF.

 

3°) La loi n° 2008-1258 du 3 décembre 2008 (art. 2, VI) « en faveur des revenus du travail » a encore autorisé les entreprises ayant conclu un accord d’intéressement, ou un avenant à un accord en cours, au plus tard le 30 juin 2009 à verser à l’ensemble de leurs salariés une « prime exceptionnelle » de 1 500 € par salarié, exonérée de toutes cotisations et contributions obligatoires (à l’exception… de la CSG, de la CRDS et du forfait social). Le versement de la prime devait intervenir le 30 septembre 2009 au plus tard.

 

4°) La loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2011 a créé une « prime sur les dividendes » (ou « prime de partage des profits », PPP), exonérée de cotisations sociales (non de CSG-CRDS ni de forfait social) à hauteur de 1 200 €. Son versement était obligatoire dans les sociétés commerciales d’au moins 50 salariés qui distribuaient des dividendes à leurs actionnaires ou associés en augmentation par rapport à la moyenne des deux exercices précédents. Cette mesure démagogique était facile à contourner (l’administration elle-même, dans une circulaire ministérielle, ayant indiqué un montage permettant aux groupes de sociétés de ne rien verser !). Elle a conduit au versement de primes dérisoires (250 euros en moyenne). Elle a été abrogée par la loi de financement de la sécurité sociale pour 2015.

 

Parallèlement, la loi n° 2013-561 du 28 juin 2013 fut la cinquième loi, depuis 2005, autorisant un déblocage exceptionnel de l’épargne salariale (en l’occurrence, pour l’année 2013, des sommes issues de l’intéressement ou de la participation dans la limite de 20 000 €).

 

L’interprétation des lois antérieures avait suscité un certain nombre de difficultés qui devraient resurgir avec celle qui s’appliquera en 2019.

 

Ainsi, le montant du bonus prévu par la  loi de financement de la sécurité sociale pour 2006 pouvait être modulé « selon les salariés » en fonction du salaire, de la qualification, du niveau de classification, de l'ancienneté ou de la durée de présence dans l'entreprise. Ce bonus ne pouvait se substituer à des augmentations de rémunération, à des primes conventionnelles ni à aucun élément de rémunération.

 

La loi du 8 février 2008 « pour le pouvoir d’achat » permettait aussi  de moduler le montant de la « prime exceptionnelle » en fonction des critères précités et, en outre, de la durée du travail. Cette fois-ci, la circulaire DGT/DSS/5B/2008/46 du 12 février 2008 était venue apporter d’intéressantes précisions. En particulier : la prime exceptionnelle ne pouvait être réservée à une catégorie déterminée de salariés (cadres, par exemple) ; une entreprise ne pouvait verser la prime exceptionnelle à une partie seulement de ses salariés après avoir obtenu le désistement des autres ; les critères de modulation étaient limitatifs mais pouvaient être combinés ; ils devaient aussi être identiques pour tous les établissements relevant du périmètre de l’accord d’entreprise ; la modulation ne pouvait aboutir, pour certains salariés, à une prime exceptionnelle égale à zéro ; il appartenait donc à l’employeur de fixer un plancher minimal de versement, quel que soit le critère retenu.

 

Entre l’annonce politique et le droit, puis entre le droit et la réalité sociale, quelques fossés restent à franchir pour que des salariés perçoivent effectivement 1000 euros en 2019. Gageons qu'ils auront quelques surprises.

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Published by Patrick Morvan
10 juillet 2018 2 10 /07 /juillet /2018 23:05

 

 

SUR LA LIBERTE SEXUELLE EN DROIT

 

Le 4 juillet 2018, Mlle Chloé ULLERN (future avocate) soutenait, sous notre direction, un remarquable mémoire en vue de l'obtention du diplôme de l'Institut de criminologie et droit pénal de l'université Paris 2, intitulé : « Liberté, égalité, sexualité. Le droit et les limitations à la liberté sexuelle ».

 

Le sujet est bien plus original qu’il y paraît car son traitement est ici sociétal et juridique.

 

Une première idée forte : le sexe a cessé, il y a plusieurs siècles, d’être une affaire privée ; la société définit depuis lors ce qu’est le « bon sexe ». Le bon sexe est non seulement un rapport sexuel consenti (et non imposé, comme le rappellent les infractions d’agressions sexuelles et de viol) mais aussi acceptable. Or, la société juge non acceptable la sexualité des personnes incarcérées (prisonniers), des personnes placées en institution (telles les personnes âgées en maison de retraite) et des personnes handicapées qui se trouvent, quant à elles, enfermées dans leur propre corps (tels les tétraplégiques). Tous ces « déviants » devraient renoncer à la sexualité, quelle que soit la souffrance physique et morale (largement ignorée et pourtant considérable) provoquée par cette abstinence contrainte.

 

Deuxième idée forte : le droit restreint le choix du partenaire sexuel (en prohibant l’inceste ou les relations sexuelles d’un majeur avec un mineur de 15 ans), la fréquence des rapports sexuels (le viol entre époux a tardivement été reconnu comme un viol ordinaire, en France et dans d’autres pays) et punit le client de prostitué(e) qui sollicite une relation de nature sexuelle contre rémunération (loi du 13 avril 2016 : https://bit.ly/2KOiynh). Le droit n’est pas l’économie : là où cette dernière voit dans le sexe un marché soumis à l’offre et la demande, définit les êtres humains comme des agents économiques rationnels recherchant la minimisation des « coût de transaction » et la maximisation des « utilités » ou profits, le droit incarne d’abord des valeurs morales, c’est-à-dire une hiérarchie des valeurs. Quel meilleur exemple de l’opposition entre le droit et l’analyse économique ?

 

Troisième idée forte : le sexe, l’argent et le handicap sont trois tabous dans notre société. Un sujet les réunit tous trois : le recours à des « assistants sexuel » permettant aux handicapés physiques d’accéder aux plaisirs sensuel et charnel, comme tout être humain « normalement constitué ». Les assistants sexuels, dont quelques associations suisses et françaises organisent la formation (souvent des membres des professions para-médicales), sont en attente d’un statut juridique qui prémunisse des foudres du droit pénal aussi bien leurs clients handicapés que les associations concernées. Le législateur s’est empressé d’encadrer la fin de vie, consacrant l’euthanasie ou du moins le droit à une sédation profonde et mortifère (comme en France) mais n'a cure de la sexualité des handicapés. Et pour cause : le sujet, comme on l'a dit, est triplement tabou ! Le paradoxe est que la personne qui souffre d’une maladie incurable a, sous certaines conditions, le droit de mourir mais que les handicapés n’ont pas celui d’avoir une sexualité pour vivre une vie supportable.

Patrick Morvan

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Published by Patrick Morvan
27 mai 2018 7 27 /05 /mai /2018 18:19
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21 mai 2018 1 21 /05 /mai /2018 22:11

 

Open data et justice prédictive : de quoi parle-t-on ?

 

1°) Les droits européen et français imposent une liberté d’accès aux documents administratifs et de réutilisation des informations publiques, ce que l’on nomme l’open data des données publiques. Parmi elles, les décisions de justice – notamment celles émanant des juridictions du fond – constituent un trésor convoité par les entreprises privées (sauf les éditeurs juridiques qui craignent de perdre leur marché). Mais elles ne peuvent être diffusées sans une anonymisation partielle (appelée pseudonymisation) des parties afin d’empêcher leur « ré-identification » : « les décisions rendues par les juridictions judiciaires sont mises à la disposition du public à titre gratuit dans le respect de la vie privée des personnes concernées » (C. org. jud., art. L. 111-13, réd. L. 7 oct. 2016 dite loi Lemaire).

 

Au demeurant , les décisions de la Cour de cassation et du Conseil d’État diffusées sur le portail Legifrance (www.legifrance.gouv.fr) font, depuis longtemps, l’objet d’un tel traitement sans qu’un texte l’ait prévu.

 

2°) Les milliards de données ainsi recueillies se déversent dans l’océan du big data (des bases de données géantes) où les outils de l’intelligence artificielle (en particulier, les algorithmes) en effectuent l’analyse. Des entreprises (start up juridiques appelées Legaltechs) proposent ainsi aux avocats et aux justiciables des outils statistiques (actuariels) qui prédisent le sens de certaines décisions de justice, évaluent le coût moyen d’un procès comme la probabilité d’obtenir gain de cause devant telle ou telle juridiction, voire devant tel ou tel magistrat (profilage judiciaire). À l’avenir, les tribunaux pourraient même être soulagés de contentieux répétitifs, confiés à des logiciels informatiques.

 

Cette « justice prédictive » est cependant loin de parvenir à remplacer les juristes par des robots (même s’ils impressionnent par leur capacité à pratiquer l’auto-apprentissage, technique au cœur du machine learning). La justice prédictive ne cible aujourd’hui que les contentieux indemnitaires de masse, où des barèmes plus ou moins formels servent à déterminer le montant des sommes allouées (ex. : une prestation compensatoire due à un époux divorcé, des dommages-intérêts dus à un salarié licencié ou à la victime d’un accident de la circulation).

 

Même sur ces questions, le calcul de probabilité est d’une faible utilité car il renseigne de façon très approximative sur l’issue d’un procès, pour au moins trois raisons. 1) Dans les affaires jugées antérieurement, la machine ne sait pas distinguer les faits des règles de droit (alors que la moindre nuance factuelle ou juridique peut inverser la solution) et sait encore moins les interpréter ; l’intelligence artificielle (IA) n’établit que des corrélations, dont certaines sont d’ailleurs fallacieuses, entre des données. 2) Un juge raisonne non de façon strictement logique (en suivant un syllogisme, qui sert seulement a posteriori pour habiller le raisonnement) mais de façon téléologique (suivant le but à atteindre). 3) Enfin, le juge peut toujours se départir d’un précédent.

 

L’intelligence artificielle est, pour l’heure, incapable d’élaborer un raisonnement juridique et n’apporte aucune plus-value tangible aux magistrats. La justice prédictive en reste au stade du fantasme et de la science-fiction. Mais elle risque, à l’avenir, de porter atteinte au droit à un procès équitable (Conv. EDH, art. 6, § 1) si le juge, sur la base de prédictions trompeuses ou même exactes, renonçait à raisonner par lui-même et à motiver in concreto chacune de ses décisions. De plus, statuer en s’appuyant uniquement sur une base de données numériques – ou simplement sur un barème – violerait la prohibition des arrêts de règlement comme le droit de la protection des données personnelles (L. n° 78-17, 6 janv. 1978, art. 10, mod. L. 6 août 2004 : « aucune décision de justice impliquant une appréciation sur le comportement d’une personne ne peut avoir pour fondement un traitement automatisé de données à caractère personnel destiné à évaluer certains aspects de sa personnalité ». Dans le même sens, en droit européen : Règl. (UE) n° 2016/679, 27 avr. 2016 - en abrégé « RGPD » -, art. 22).

 

L’algorithme ne peut remplacer le syllogisme.

 

Patrick Morvan

 

Biblio. sélective :

- B. Mathis, JCP E, 2018, 1086, à propos du rapport Cadiet, sur l’open data des décisions de justice ;

- sur la justice prédictive : B. Dondero, D. 2017, 532 ; T. Cassuto, Dr. pén. 2017, p. 334 ; Y. Meneceur, JCP G, 2018, 190.

 

 

 

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Published by Patrick Morvan - dans Articles à lire ici même
21 novembre 2017 2 21 /11 /novembre /2017 15:35

 

Peut-on avoir une vie sexuelle en prison ?

 

Nina Califano

Magistrate, Juge des enfants au TGI d’Evry

Patrick Morvan

Professeur à l’université Panthéon-Assas (Paris II),

co-directeur du Master 2 de criminologie

 

Note : Cette contribution est constituée de propos extraits de l’ouvrage de Madame Nina CALIFANO, « Sexualité incarcérée. Rapport à soi et rapport à l'autre dans l'enfermement », L’Harmattan, 2012, lui-même issu d’un mémoire de recherche réalisé au sein du Master 2 de criminologie de l’université Panthéon-Assas (Paris II) sous la direction de Patrick Morvan.

Ces extraits ont été sélectionnés et mis en forme dans le présent article par le professeur Patrick Morvan, avec l’autorisation de Mme Califano.

 

Deux hypothèses s’affrontent pour rendre compte de la sexualité des détenus.

 

Selon l’hypothèse contextuelle ou sexologique, « le milieu carcéral, contraignant, afflictif, unisexué, met chaque personne au défi d’affirmer son identité sexuelle à ses propres yeux et aux yeux d’autrui, menace les hommes dans leur puissance génitale et les femmes dans leur œstrus, et les engage dans des pratiques sexuelles substitutives ».

 

Selon l’hypothèse de permanence, l’enfermement provoque seulement la continuation ou l’actualisation de dispositions socialement acquises antérieurement.

 

Il semble impossible de retenir l’une ou l’autre de ces hypothèses de façon exclusive : il faut au contraire les retenir simultanément.

 

Histoire. Dans les prisons de l’Ancien Régime, les femmes n’étaient pas séparées des hommes. L’historien Michael IGNATIEFF (A Just Measure of Pain. The Penitentiary in the Industrial Revolution 1750-1850, New York, 1978, p. 30) raconte que la prison de Fleet est considérée au XVIIIe siècle comme la maison de prostitution la plus importante de Londres. En France, la séparation systématique des sexes est envisagée pendant la Révolution, mais ne sera mise en œuvre que progressivement. La séparation des sexes sera finalement réalisée dans l’ensemble des prisons en France vers le milieu du XIXe siècle. Au cours de ce siècle, la sexualité carcérale est décriée, présentée comme « honteuse » ou « infâme ». Hippolyte RAYNAL, condamné pour vol sous la restauration,  décrit de nombreuses scènes d'homosexualité qui se déroulent dans les dortoirs. Il dépeint des tableaux d’horreur où les enfants et les jeunes adultes sont violés par des prisonniers plus  âgés. Les jeunes se soumettant par crainte ou pour obtenir un morceau de pain supplémentaire (P. DARBEDA, « Sexe et prison », Revue française de psychiatrie et de psychologie médicale, 2006, vol. X, no 97, pp. 7-12).

 

C’est à partir des années 1970, et surtout des années 1980, avec la survenance de l'épidémie du VIH, que la sexualité carcérale est réintroduite dans le débat public. On s’est rendu compte dans les années 1980 que la prévalence du VIH en prison était en moyenne  deux fois plus élevée qu’à l’extérieur, ce qui a contribué à mettre l’accent sur l’existence de pratiques sexuelles en détention.

 

Un droit à la sexualité pour les personnes détenues ? Le droit français ne méconnaît pas frontalement le droit européen (CEDH, art. 8) puisqu’il n’édicte pas d’interdiction de principe des relations sexuelles aux détenus. Toutefois, les détenus sont susceptibles d’être sanctionnés sur le fondement d’un texte qui ne traite pas expressément de leurs relations sexuelles : l’article R. 57-7-2 du Code de procédure pénale selon lequel « Constitue une faute disciplinaire du deuxième degré le fait, pour une personne détenue : […] 3° D'imposer à la vue d'autrui des actes obscènes ou susceptibles d'offenser la pudeur. »

 

En tout cas, aucun texte ne reconnaît aujourd’hui expressément la possibilité pour le détenu de poursuivre sa vie sexuelle. Cela serait pourtant nécessaire. Comme le note Philippe COMBESSIE, sociologue, la prison est un reflet inversé de la société : « dans une société démocratique, tout ce qui n’est pas expressément interdit par une loi ou un règlement est autorisé, alors qu’en prison c’est exactement l’inverse (tout ce qui n’est pas expressément autorisé par la loi ou un règlement est interdit) » (Sociologie de la prison, éditions La Découverte, 2001, p. 87).

 

En tout état de cause, des relations sexuelles ont lieu au sein des prisons françaises. Les conditions dans lesquelles elles se déroulent (notamment dans les parloirs), en absence de lieux adéquats, avaient ému le Comité de prévention de la torture, qui en avait souligné en 1991 le caractère inhumain et dégradant et avait invité la France à « créer des locaux rendant les visites prolongées aux détenus possibles […] permettant dès lors la poursuite de relations familiales et affectives avec leurs proches […] dans des conditions aussi voisines que possible de la vie courante ». D’autre part, le Conseil de l’Europe en 1998 a recommandé aux États membres d’« envisager de donner aux détenus la possibilité de rencontrer leur partenaire sexuel sans surveillance visuelle pendant la visite ».

 

En prison comme dans toutes les institutions (internats, asiles, maisons de retraite, casernes…), la libido du criminel a toujours inquiété l'Administration qui craint plus que tout les pulsions et débordements sexuels.

 

En outre, la vision d’une peine douloureuse, y compris physiquement, reste dominante au sein de l’opinion publique pour qui la sanction se doit d'être incompatible avec toute forme de plaisir, comme si la privation  de liberté ne suffisait pas. Le mythe de « la prison quatre étoiles » est  tenace dans l’esprit de la population et bon nombre de citoyens restent choqués par  la présence de la télévision dans les cellules ou par le fait que les détenus puissent toucher un salaire en prison.

 

La sexualité en prison ne rime pas avec vie sexuelle : elle est, au contraire, mortifère. Elle oscille entre une bestialité - objective ou du moins ressentie comme telle - et une dignité impossible à préserver.

 

1°) Sexualité en solitaire

 

En prison, la seule sexualité qui semble possible et tolérée est la masturbation. Selon plusieurs enquêtes, il semble que quasiment tous les détenus hommes disent y avoir eu recours.

 

En revanche, très peu de femmes incarcérées reconnaissent se masturber. Cette différence n’est d’ailleurs pas spécifique à l’univers carcéral puisqu’on retrouve cet écart dans la population générale. Plusieurs enquêtes ont montré que les pratiques masturbatoires étaient peu pratiquées chez les femmes ou du moins peu exprimées dans leurs discours. Ainsi, l’enquête CSF (Contexte de la Sexualité en France) effectuée en 2006 enseigne que la masturbation est une pratique régulière chez près de la moitié des hommes (jusqu’à 40 ans) tandis qu’elle concerne environ une femme sur cinq. Il est intéressant de noter que la masturbation est une pratique d’autant plus déclarée que la femme est diplômée : 29 % des femmes diplômées de l’enseignement supérieur sont des pratiquantes régulières mais seulement 14 % des femmes sans diplôme. On ne s’étonnera donc pas que, dans le milieu carcéral, où la population est majoritairement sans diplôme, les femmes ne déclarent quasiment jamais avoir recours à cette forme de sexualité.

 

Il est important ici de situer la masturbation dans le contexte de l’univers carcéral et de la distinguer nettement de celle pouvant être pratiquée hors les murs. En prison, la masturbation est souvent perçue par les détenus comme la seule sexualité possible, elle est vécue comme une pratique « substitutive » et quasiment imposée par l’Administration pénitentiaire qui interdit toute autre forme de sexualité.

En outre, la masturbation en prison, est dans la majorité des cas une sexualité exclusive pour les détenus et non une sexualité accessoire comme elle peut l’être pour les individus à l’extérieur. Les pratiques masturbatoires sont notamment appréhendées comme  un moyen de calmer, de dormir, d’apaiser des pulsions sexuelles non satisfaites.

 

La masturbation sera souvent par ailleurs une façon de réinvestir son corps (les détenus ayant souvent le sentiment que la prison les dépossède de leur corps, par la privation de se mouvoir dans l’espace, par les fouilles…), de résister au morcellement qu’engendre la prison. Les détenus sont très préoccupés par l’image de leur corps ; ils expriment souvent le souhait d’avoir une glace dans leur cellule, qui leur renvoie la seule image vivante qu’ils peuvent contempler. La sursollicitation de l’aspect physique du corps manifeste ce narcissisme. Les détenus, d’une certaine façon, cherchent à rétablir l’intégrité d’un corps fragmenté dont l’administration les dépossède. Ils développent en excès toutes les marques extérieures de  la masculinité : machisme, musculation, culte du corps, demandes de traitements dermatologiques, d’ablations chirurgicales de cicatrices… Ce surinvestissement du corps exprime une surenchère narcissique qui vient compenser et répondre à l’absence douloureuse d’altérité.

 

Si, à l’extérieur, la pratique de la masturbation résulte d’un choix plus ou moins libre, dans l’univers carcéral se masturber est souvent perçu comme « une maladie ». Bien que, d’un côté, elle représente un exutoire, une nécessité psychophysique, de l’autre elle devient une angoisse, une névrose et cet aspect l’empote toujours sur le premier, sans pour autant l’éluder : angoisse pour la régression qu’elle représente dans la vie sexuelle de l’adulte incarcéré ; angoisse aussi pour les sentiments de culpabilité qui lui sont associés.

 

Une pratique régressive. Arnaud GAILLARD (Sexualité et prison : désert affectif et désirs sous contrainte, éditions Max Milo, 2009, p. 209) souligne que « la masturbation en prison rappelle aux détenus les pratiques sexuelles des foyers et des internats. Il y a dans cette sensation une impression de « retour à la case départ » », de régression vers l’enfance ou l’adolescence. Certains vont alors tenter de rétablir à leurs yeux le statut d’homme adulte, en compensant par une sur-virilité dans le discours ou dans la sculpture du corps, mais aussi dans le développement de mécanismes de violence et de domination.

 

Une pratique culpabilisante. Le recours à la masturbation en prison, aussi fréquent soit-il, n’est pas synonyme d’épanouissement. Pour reprendre les propos de Jacques LESAGE DE LA HAYE (La Guillotine du sexe, éditions l’Atelier, 1998), il ne s’agit pas d’une « masturbation heureuse comme elle peut l’être avec un ou une partenaire, c’est plutôt une masturbation d’urgence, d'obsession sexuelle, de honte » selon les détenus (entretien avec J. LESAGE DE LA HAYE le 6 décembre 2010). Il y a alors un fort sentiment de culpabilité mais aussi de rage d’en être réduit là et de n’avoir que ça pour apaiser la tension et calmer l’obsession, la souffrance. Si en pratique, la masturbation n’est généralement pas sanctionnée, le seul fait de pouvoir être surpris dans ces moments d’intimité est ressenti comme une humiliation supplémentaire pour le détenu.

L’humiliation et la honte seront renforcées quand au fil du temps, la masturbation ne suffit plus et que toutes sortes de substitutifs seront parfois utilisés pour aboutir à la jouissance sexuelle. Ainsi, plusieurs auteurs, qu’il s’agisse d’anciens détenus, de médecins travaillant en détention, ou encore de sociologues, ont évoqué des pratiques traduisant la misère sexuelle qui peut exister en prison par l’utilisation d’objets en tout genre : aliments, tissus, matelas percés, pour tenter de satisfaire les sens, de retrouver le toucher, l’odorat qui font partie intégrante de « la sexualité du    dehors ». Une activité « fantasmatique » s’organise dans un décor onirique en profond décalage avec la réalité. Pire, ces pratiques sont ressenties comme « perverses » ou « tordues » par les détenus eux-mêmes.

 

2°) Instrumentalisation de la pornographie par l’Administration pénitentiaire

 

Une pratique fréquente dans les établissements pénitentiaires consiste à diffuser des films pornographiques. Chaque direction gère la quantité de films diffusés, selon diverses situations : diffusion du film mensuel de Canal +, de films sur le canal interne à la prison ou abonnement à des chaînes pornographiques sur le câble. En outre, les détenus peuvent se procurer des films pornographiques par le biais de la cantine.

 

Certains directeurs veillent à la « qualité » des films qui circulent et s’opposent au marché qui peut se créer autour de films pornographiques dont les orientations favoriseraient les perversions (films pédophiles, zoophiles, scatophiles).

 

Si la diffusion de pornographie en prison est monnaie courante, il n’en reste pas moins, qu’une circulaire du 26 février 1996, du directeur de l’Administration pénitentiaire de l’époque, M. AZIBERT, s’adressant aux directeurs régionaux, semblait s’y opposer : « Je vous prie de rappeler aux chefs d’établissements concernés qu’il ne leur appartient pas d’admettre, […], que des films de ce type [pornographique] soient ainsi diffusés. » Cette note ne semble que rarement respectée.

 

Si l’Administration pénitentiaire cautionne, voire manipule la pornographie c’est parce qu’il est aujourd’hui impossible de ne pas reconnaître l’importance de la sexualité dans la vie de tout individu et la violence qui peut découler de la frustration sexuelle. L’Administration pénitentiaire cherche ainsi à ce que les détenus soient alimentés en fantasmes et puissent libérer leurs pulsions dont on craint qu’elles ne s’expriment dans des comportements violents. Si les directeurs d’établissements pénitentiaires consentent pour beaucoup à la diffusion de films pornographiques, c’est parce qu’ils lui reconnaissent  une « vertu apaisante », la pornographie contribue au maintien du calme.

 

Anne-Marie MARCHETTI, sociologue, remarque ainsi : « là où je perçois un vide relationnel déshumanisant, mon interlocutrice (sous directrice de l’établissement), en professionnelle pragmatique, ne voit qu’un trop plein de sperme à vidanger de façon à que le samedi matin, les détenus soient bien propres et détendus et que la vie carcérale puisse continuer son cours tel un long fleuve tranquille. Dépollué » (Perpétuité : le temps infini des longues peines, éditions Plon, 2001, p. 223).

 

3°) L’homosexualité

 

En dehors du contexte carcéral, on s’est longtemps demandé si l’on naissait ou si l’on devenait homosexuel. Une question parallèle se pose derrière les murs : révèle-t-on son homosexualité ou devient-on homosexuel en prison ? Il existe deux types de discours sur l’homosexualité carcérale.

 

D’une part, il y a ceux qui estiment que « la prison rend homosexuel », l’homosexualité est alors perçue comme une sexualité de substitution à des relations hétérosexuelles interdites et souvent impossibles à maintenir. Dans ce cas, l’homosexualité est perçue comme temporaire, conjoncturelle à la prison, et le retour à l’hétérosexualité perçu comme certain à la sortie.

 

D’autre part, il y a ceux qui avancent l’hypothèse que la prison ne fait que révéler des tendances homosexuelles qui préexistaient avant l’incarcération mais qui étaient refoulées. Le détenu poursuivra alors ou non dans sa nouvelle orientation sexuelle à sa libération.

 

Succomber à l’homosexualité, un aveu de faiblesse. Succomber à l’homosexualité est, pour les détenus, un aveu de faiblesse face à l’institution mais aussi face à eux-mêmes, à leurs propres désirs. L'affirmation de l’homophobie en détention sert alors à maintenir une carapace individuelle devant des désirs interdits.

 

En outre, l’individu homosexuel est perçu comme un être faible. Il faut d’ailleurs noter que, lorsqu’on évoque l’homosexualité des détenus, il s’agit uniquement d’une homosexualité passive, associée à la faiblesse et au manque de virilité, car les détenus pour beaucoup ne considèrent pas les « actifs » comme étant homosexuels. La sodomie dégrade dans le sens de la soumission alors qu’elle peut valoriser dans le sens de la domination. Il y a une déchéance du statut d’« homme », qui accompagne les expériences homosexuelles pour celui qui se fait pénétrer.

 

A ce titre, les homosexuels sont fréquemment assimilés aux « pointeurs » qui sont considérés comme les parias de la détention : homosexuels et pointeurs sont considérés de façon commune comme ceux qui ont transgressé une norme sexuelle (v. ci-après).

 

Hygiène. Cette situation soulève également des problèmes d’hygiène, puisqu’en l’absence d’une politique officielle, les règles sanitaires qui devraient s’imposer ne sont pas véritablement mises en place. La circulaire DGS/DH/DAP du  5 décembre 1996, prévoit la mise à disposition de préservatifs aux détenus.

 

On remarquera d’abord qu’il ne s’agit que de préservatifs masculins. Ensuite, en dépit de ce texte, les relations sexuelles sont bien souvent non protégées. En effet, le seul fait de prendre des préservatifs à l’infirmerie stigmatise le détenu comme homosexuel et dévoile donc sa transgression d’un interdit carcéral.

 

Abus sexuels. Enfin, la question des relations homosexuelles en détention pose le problème de la responsabilité de l'Administration pénitentiaire devant les abus sexuels dans l’univers carcéral.

 

Les relations qui se développent entre les prisonniers sont le plus souvent dominées par des rapports de force et dʼautorité virile basés sur la soumission et lʼhumiliation. Lexacerbation des marques de virilité, telles que les tatouages, la musculation, le machisme, le comportement sexuel dominateur ou les actes de violence sont à considérer dans ce contexte d’évaluation réciproque et de compétition entre détenus.

 

L’homophobie, et d’une manière générale les violences en détention, ont un rôle de gardien de la virilité et de protection du groupe. Certains détenus s’investissent d’une mission : celle d’être les conservateurs de la virilité dans la « maison des hommes ». Derrière un comportement homosexuel c’est « le constat de la dégradation de la puissance virile » que les détenus perçoivent et qui leur est inacceptable. Dans cette perspective, les manifestations de virilisme exacerbé, d’homophobie, de violences y compris de violences sexuelles cherchent à combattre les atteintes à l’image du « mâle dominant ».

Cette défense de la virilité et de la norme qu’incarne l’hétérosexualité explique l’assimilation très fréquente des homosexuels aux délinquants sexuels. Ces deux catégories d’individus, chacune à leur manière, ont transgressé la norme. Punir et violenter les délinquants sexuels comme les homosexuels, c’est punir ceux qui ont eu un comportement sexuel déviant, qui ont failli à l’image de l’homme viril.

 

4°) La prostitution

 

La prostitution pour certains détenus apparaît comme une nécessité physique (se prostituer en échange de la protection d’un caïd) ou économique (se prostituer pour acquérir des biens de consommation quotidiens). Cette homosexualité d’échange est un esclavage sexuel.

 

Si la prostitution est connue de tous en prison, elle est souvent couverte du voile pudique du secret. Dans son livre Médecin-chef à la prison de la santé (éditions Le Cherche-midi, 2000, pp. 116-117), Véronique VASSEUR relatait des faits de prostitution dont l’Administration pénitentiaire non seulement avait connaissance mais semblait aussi cautionner : bien qu’un trafic de prostitution ait été dénoncé par un détenu qui avait raconté que, le soir aux douches, les travestis se livraient à la prostitution, l’Administration n’avait eu aucune réaction. Elle évoque également la situation d’un    travesti qui lui rapporte les faits de prostitution auxquels il doit se livrer pour avoir ses cantines et accéder à la douche.

 

5°) Les viols

 

Les viols sont monnaie courante dans un tel contexte.

 

Pire, avouer s’être fait violer, revient à signer publiquement sa condition de faible, sa perte de masculinité et, très souvent, les victimes ne dénoncent pas les agressions subies, de peur de représailles violentes de la part des agresseurs, voire des autres détenus (pour avoir « balancé » un codétenu). La loi du silence carcéral domine.

 

Or, quand les agressions sexuelles ne sont pas réprimées, la prison apparaît comme une zone de non-droit. Les détenus se trouvent dans cette situation étrange : ils sont parfois incarcérés pour des actes moins graves que les agressions sexuelles qu’ils subissent impunément en prison.

 

Quand on songe aux conséquences psychologiques dramatiques d’un viol pour la victime, a fortiori en cas de non-reconnaissance du statut de victime par la société, il est particulièrement inquiétant de ne pas se préoccuper des effets que peuvent avoir de tels actes sur les chances de réinsertion du détenu victime. Les violences sexuelles sont considérées par les détenus comme une peine supplémentaire qui ne dit pas son nom, une peine illégale mais que l’Administration pénitentiaire et la justice tolèrent.

 

Le sentiment d’injustice subi ne peut être qu’à son paroxysme et on sait qu’il est le terreau de la récidive.

 

6°) La sexualité au parloir

 

L’Administration pénitentiaire interdit officiellement aux détenus et à leurs partenaires d’avoir des relations sexuelles au parloir, mais aussi tout comportement jugé indécent.

 

Néanmoins, dans les faits, des relations sexuelles au parloir ont lieu et la tolérance ou la répression est fort variable selon les établissements. Finalement, ce sont l’inégalité et l’imprévisibilité qui dominent : les détenus et leurs proches sont soumis à l’arbitraire de l’Administration et plus particulièrement du surveillant qui est en poste pendant les parloirs.

 

En prison, la circonstance que, d’un point de vue architectural, rien ne soit prévu pour qu’un détenu puisse avoir des relations sexuelles discrètes avec sa conjointe lors des parloirs, équivaut à une interdiction en fait comme en droit. L’intimité du détenu et de sa visiteuse n’étant pas préservée dans les faits, d’éventuelles relations sexuelles seront punissables en droit.

 

Les  relations  sexuelles  au  parloir  tombent  en  principe  sous  la qualification « d’actes obscènes ou susceptibles d’offenser la pudeur » au sens de l’article R. 57-7-2 du Code de procédure pénale. Elles constituent donc une faute du deuxième degré et sont susceptibles d’entraîner les sanctions disciplinaires énumérées à l'article R. 57-7-33 du Code de procédure pénale, à savoir notamment le confinement en cellule individuelle ou la mise en cellule disciplinaire pour une durée maximale de vingt jours.

 

Les partenaires du détenu peuvent eux aussi être sanctionnés sur la base des articles R. 57-8-12 et R. 57-8-15 du Code de procédure pénale. Le premier texte dispose que « Les visites se déroulent dans un parloir ne comportant pas de dispositif de séparation. Toutefois, le chef d'établissement peut décider que les visites auront lieu dans un parloir avec un tel dispositif : […] 2° En cas d'incident survenu au cours d'une visite antérieure » et ce pour une période de 4 mois maximum. Quant à l’article R. 57-8-15, il dispose dans son alinéa 4 que « Les incidents mettant en cause les visiteurs sont signalés à l'autorité ayant délivré le permis qui apprécie si le permis doit être suspendu ou retiré ».

 

L’arbitraire se manifeste dans la surveillance, la tolérance ou la répression des relations sexuelles qui divergent selon les établissements. On constate aussi une grande inégalité entre les établissements accueillant des hommes et ceux accueillant des femmes. Si les relations sexuelles au parloir ne sont pas toujours tolérées et possibles dans les prisons pour hommes, elles ne sont quasiment jamais tolérées dans les prisons pour femmes, où la crainte d’une grossesse (de « bébés-parloirs »), synonyme de dysfonctionnement administratif, rend la surveillance particulièrement vigilante.

 

Dans  certains  établissements,  les  détenus  ont  ainsi  réussi  à  obtenir  une  sorte de « droit acquis » aux relations sexuelles lors des parloirs, il est alors extrêmement difficile de remettre en cause ce droit. Olivier MAUREL souligne ainsi que si les directeurs de centrales « commencent à supprimer à tour de bras les permis de visites des épouses ou amies de détenus, des mutineries éclateront sans délai ».

Les relations sexuelles au parloir sont monnaie courante en prison. Cependant, les femmes de détenus, qu’elles aient décidé ou non  de braver l’interdit, décrivent toutes des conditions indignes dans lesquelles ces pratiques ont lieu. En l’absence de lieux adéquats, des solutions de fortune s’organisent dans les salles de parloir quand la direction le permet.

 

Seuls les dispositifs de rencontres conjugales, tardivement et laborieusement mis en place en France, permettent de respecter les droits des détenus. Le bilan de ces dispositifs, qui demeurent cependant difficiles d’accès pour la plupart des détenus, est excellent. D’une part, les parloirs familiaux sont des salons fermés, d'une superficie variant de 12 à 15 m². Ils permettent à toute personne détenue de rencontrer ses proches pour une durée maximale de 6 heures en journée. Au 1er janvier 2017, 71 parloirs familiaux sont en fonctionnement, répartis dans 21 établissements pénitentiaires.

 

D’autre part, l'Unité de vie familiale (UVF) est un appartement meublé de 2 ou 3 pièces, séparé de la détention, où la personne détenue peut recevoir sa famille dans l'intimité.  Les personnes détenues peuvent bénéficier d’une visite en UVF d’une durée de 6 à 72 heures (article 36 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009). Au 1er janvier 2017, 120 UVF sont en fonctionnement, réparties dans 37 établissements pénitentiaires.

 

Mais ces dispositifs ne résolvent pas les multiples problèmes engendrés par la sexualité mortifère qui a cours dans l’univers carcéral. Ce sont d’ailleurs des dispositifs de « rencontres conjugales », non de rencontres corporelles.

 

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Published by Patrick Morvan
16 septembre 2017 6 16 /09 /septembre /2017 21:36

CONSEILS ESSENTIELS A UN ETUDIANT(E) QUI COMMENCE SA 1re ANNEE DE DROIT (pour le cours d’Introduction au droit)

Conseils bibliographiques :

  • Un code civil (Dalloz ou LexisNexis) à feuilleter aussi souvent que possible au long de l’année (sur support papier)
  • Un manuel (P. Morvan et Ph. Malaurie, Introduction au droit, 6e éd., 2016, Lextenso) à lire chaque semaine et avant toute préparation de TD afin d’avoir une vision panoramique du thème étudié
  • Vocabulaire juridique, PUF, coll. Quadrige dicos poche : les définitions et la maîtrise du vocabulaire sont la clef de la compréhension du droit ; elles permettent souvent de sortir d’une impasse
  • (facultatif) Les grands arrêts de la jurisprudence civile, tome 1, Dalloz, 13e éd., 2015 (en abrégé « GAJCiv. ») : une autre façon, vivante et complémentaire, d’aborder les sujets abordés cette année et les années suivantes
  • Abonnement à une revue juridique générale, à tarif étudiant (La Semaine juridique, édition Générale [JCP G] sur http://etudiant.lexisnexis.fr ou le Recueil Dalloz sur http://www.editions-dalloz.fr, cliquer sur Revues généralistes et Recueil)
  • Familiarisez-vous très rapidement avec les bibliothèques (accessibles aux 1res années) et, en particulier, avec les références des revues (ex. : D. = Dalloz ; JCP = La semaine juridique ; Bull. civ. = Bulletin civil des arrêts de la Cour de cassation…)

Articulation du cours magistral, du Code et du manuel :

  • Effectuez une relecture hebdomadaire du cours magistral…
  • … en l’enrichissant et en le complétant avec les articles du Code civil correspondant au thème étudié voire avec les annotations de jurisprudence proposées par l’éditeur (le Code civil est souvent autorisé à l’examen mais il ne doit comporter aucune annotation de votre main – seul le “stabylobossage” est parfois toléré)
  • … en l’enrichissant également avec le maximum d’informations tirées de votre manuel.

Le cours magistral est un canevas sur lequel vous broderez un cours plus complet et plus personnel. Ceux qui s’en contentent n’auront probablement pas la moyenne.

Conseils de préparation des fiches de TD :

  • Rassemblez les documents cités dans la fiche dès son obtention. Les arrêts et textes sont disponibles en version brute sur www.legifrance.gouv.fr. La plupart des revues (articles et notes de jurisprudence) sont disponibles sur l’ENT de votre université. Mais certains documents (les plus anciens) ne sont disponibles qu’en bibliothèque et en version papier.
  • Évaluez la masse de travail à accomplir puis planifiez les heures de préparation sur 2 ou 3 jours (5 heures de travail sur une fiche est un minimum, sans compter le travail spécifique demandé)

Ne cherchez pas à en faire le minimum (même si vous avez pu avoir cette tentation dans le passé…) mais à en faire le maximum et toujours plus.

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Published by Patrick Morvan
6 avril 2016 3 06 /04 /avril /2016 23:10

 

FAUT-IL PENALISER LES CLIENT(E)S DES PROSTITUE(E)S ?

 

UN PARI ECONOMIQUE INCERTAIN

 

Patrick MORVAN

 

(extrait de : Criminologie, 2e édition, LexisNexis, en librairie le 15 avril)

 

 

A propos de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel.

 

Rares sont les pays qui ont introduit dans leur législation une infraction touchant les clients de prostitué(e)s. Cette initiative repose sur un calcul économique incertain. Avant de l’exposer, il convient de rappeler que quatre politiques législatives sont concevables en ce domaine.

 

1) Le prohibitionnisme incrimine le proxénétisme (comme c’est le cas dans tous les pays du monde), la prostitution (c’est-à-dire la prostituée elle-même) et le recours à la prostitution (le client).

 

Cette politique est appliquée en Chine, en Corée du Nord (où les prostituées encourent la peine de mort), en Russie, en Thaïlande, dans divers pays arabes et aux États-Unis (à l’exception très isolée de quelques comtés de l’État du Nevada qui sont réglementaristes). Cette liste révèle à elle seule l’inefficacité sinon l’hypocrisie du modèle prohibitionniste qui a été promu dans des pays où la prostitution connaît un développement quasi industriel (ainsi, par exemple, le Nevada compte aussi la ville de Las Vegas qui est considérée comme l’épicentre de la prostitution aux USA).

 

2) Le réglementarisme traite la prostitution comme une profession ordinaire et la soumet à un encadrement légal et réglementaire : elle devient une profession réglementée. En pratique, les maisons closes ont pignon sur rue, certains lieux publics sont officiellement réservés à la prostitution (rues, parkings, drive-in…), les prostituées doivent être enregistrées dans des fichiers administratifs, conclure un contrat de travail, sont affiliées à un régime de sécurité sociale et subissent des contrôles sanitaires.

 

La prostitution est certes immorale mais elle est perçue comme un « mal nécessaire » afin de préserver la société contre les pulsions sexuelles qui troubleraient l’esprit des hommes, limiter le nombre de viols et éviter la propagation des maladies vénériennes (telle la syphilis, virulente au XIXe siècle). Ces préoccupations sociales et hygiénistes sont traditionnelles depuis le Moyen Âge, autant que les préjugés qui les fondent (en particulier, la nécessité d’un exutoire pour le sexe masculin).

 

À l’époque contemporaine, la prostitution apparaît de façon plus neutre comme une activité économique lucrative pour la société. Son chiffre d’affaires vient même accroître officiellement le PIB des États membres de l’Union européenne[1]. La banalisation de cette activité se reflète dans le langage qui recopie celui de l’entreprise : on parle de « travailleurs du sexe » (sex workers, parfois représentés par des « syndicats » !), d’« industrie du sexe » (sex industry) et de consommateurs (sexual consumers), voire d’usagers (prostitute-users).

 

La politique réglementariste a prévalu en France au XIXe siècle et jusqu’en 1946. Elle est toujours appliquée en Allemagne, Autriche, Suisse, Grèce, aux Pays-Bas, en Turquie, en Australie et en Amérique du Sud (dans les États qui bordent le Pacifique, du Chili au Venezuela). On reproche à cette « police de la prostitution » de fournir surtout un prétexte à l’arrestation et l’expulsion des étrangères en situation irrégulière. De plus, les « bordels » légaux ne seraient que des prisons violentes où la protection et la liberté de travailler des prostituées sont illusoires.

 

3) L’abolitionnisme (pur et simple, doit-on préciser aujourd’hui) prône la suppression de la réglementation de la prostitution. Le mouvement abolitionniste, qui se réclame de Victor Hugo[2], a été consacré par la convention des Nations-Unies du 2 décembre 1949 « pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui » dont l’article 6 exige l’abrogation des obligations faites aux prostituées de s’inscrire sur des registres spéciaux, de se soumettre à une surveillance ou d’effectuer des déclarations.

 

En France, la loi Marthe Richard du 13 avril 1946 rompt avec le réglementarisme et ordonne la fermeture des « maisons de tolérance ». Sont aussi abolitionnistes plusieurs pays d’Europe de l’Ouest (Espagne, Italie, Grande-Bretagne, Danemark…), le Canada, le Brésil et l’Argentine. Les États abolitionnistes répriment généralement, outre le proxénétisme, deux atteintes à l’ordre public : le « racolage passif » (en France, C. pén., art. 225-10-1 ancien, issu de la loi du 18 mars 2003) ainsi que l’« achat de services sexuels » auprès d’un mineur ou d’une personne vulnérable (par ex., en Grande-Bretagne, depuis 2009, la section 53A du Sexual Offences Act punit d’une peine d’amende de 1 000 £ l’achat, par une personne A, de sexual services auprès d’une personne B qui fait l’objet d’une exploitative conduct par une personne C).

 

Dans ce modèle, nul ne doit interférer dans la relation – qu’un auteur a qualifiée de contractuelle[3] – entre le client et la prostituée : ni l’État, ni une tierce personne. La morale est également répudiée : la priorité va à la réinsertion de la prostituée qui est une victime avant tout (et non une « travailleuse » du sexe, selon un vocabulaire neutre mais absurde).

 

4) Suivant une pente naturelle, l’abolitionnisme avec pénalisation du client prône la suppression de la prostitution elle-même et non seulement de sa réglementation. De façon paradoxale, il frise alors le prohibitionnisme puisque le client, et non seulement le proxénète, se trouve exposé à des poursuites pénales.

 

La Suède est le premier pays abolitionniste (ensuite imité par l’Islande, la Norvège, l'Irlande du Nord mais non par le Danemark) à avoir incriminé l’achat de services sexuels (sexköpslagen) avec la loi Kvinnofrid du 1er janvier 1999 (Code pénal suédois, Section 6, art. 11). Constatant, dans un bilan officiel effectué après une décennie d’application[4], une baisse notable de la prostitution de rue dans le pays, de surcroît bien inférieure à celle de ses voisins scandinaves, la Suède a décidé de maintenir la pénalisation du client et même de doubler la peine encourue, désormais fixée à un an d’emprisonnement (loi du 1er juillet 2011). Pourtant, selon le même rapport, rien ne prouve que la baisse prétendue du nombre de prostituées dans la rue soit imputable à la loi. D’autres voix se montrent très critiques : rien ne prouve surtout que la loi ait entraîné une baisse globale de la prostitution qui, à l’évidence, s’est déplacée vers Internet ou vers des lieux fermés (bars, salons de massage et même des bateaux naviguant hors des eaux territoriales suédoises). Les conditions de travail des prostituées et les risques sanitaires ont empiré (par ex., les travailleurs sociaux ne peuvent plus leur distribuer de préservatifs à l’usage des clients). La loi a aussi aggravé la stigmatisation dont les prostituées font l’objet : elles sont jugées plus déviantes et plus nuisibles que jamais ; elles ne sont plus des victimes mais des complices. Il fallait donc y regarder à deux fois avant d’importer le « modèle suédois »[5].

 

Le courant abolitionniste avec pénalisation du client récuse aussi toute distinction entre la prostitution contrainte (aux mains des réseaux criminels) et une prostitution prétendument « volontaire ». Même dans les démocraties occidentales (a fortiori en Asie ou en Afrique), les prostituées n’expriment jamais un libre choix. Elles n’ont pas « choisi » d’exercer et choisissent encore moins leurs clients. La prostitution est toujours une violence, un asservissement (au pouvoir masculin et au proxénète), une pratique dégradante (eu égard aux exigences souvent sordides des clients) et extrêmement néfaste pour la santé des prostituées (très exposées aux violences, viols, MST et aux stupéfiants) ; elle n’obéit qu’à la loi du profit et alimente le trafic d’êtres humains. Surtout, les clients prennent rarement la précaution de demander à une prostituée si elle agit de son plein gré ou sous la contrainte ! Quant aux mineurs qui se prostituent, la réponse à cette question va de soi.

 

La France a décidé d’embrasser cette conception. La loi n° 2016-444 du 13 avril 2016 « visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel » punit de la peine d’amende (1 500 €) et des peines complémentaires prévues pour les contraventions de cinquième classe le fait de solliciter « des relations de nature sexuelle d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d’une rémunération (…) ». La récidive est un délit puni d’une peine d’amende de 3 750 € (C. pén., art. 225-12-1).

 

De façon symétrique, le délit de racolage passif est abrogé afin qu’aucune responsabilité pénale ne pèse plus sur la prostituée elle-même. Là est la différence essentielle avec le modèle prohibitionniste.

 

Le pari du législateur français est incertain car il repose sur une analyse économique. La prostitution serait un marché où l’offre (de services sexuels) et la demande (des clients) sont corrélées. Lorsque l’offre augmente, la demande s’accroît en volume et se diversifie (ainsi, dans l’état australien de Victoria, réglementariste, des organisations accompagnent des personnes handicapées dans les maisons closes qu’ils ne fréquentaient pas auparavant)[6]. Afin que l’offre diminue et, avec elle, le nombre de prostitué-e-s, il suffirait de renchérir le coût de la transaction. Ce coût se compose du prix de la « passe » mais aussi des peines encourues en cas d’arrestation et de condamnation. Les partisans de la loi croient, sans pouvoir avoir aucune certitude à cet égard, que la crainte d’une sanction pénale fera fuir un certain nombre de clients et comprimera la demande.

 

Hélas, ce calcul a peu de chance de se réaliser. Les défaillances du marché, comme disent les économistes, pourraient déjouer cette prévision.

 

Il est d’abord douteux que le client d’une prostituée soit un homo economicus, cet être rationnel qui procède par voie de bilans coûts-avantages avant de déterminer la conduite à tenir. On l’a parfois présenté comme un individu inadapté socialement, physiquement ou psychologiquement. En réalité, ce portrait d’un médiocre ou d’un dépravé (le john, en argot anglais ; le « cave » ou le « micheton » en argot français) correspond à l’image qu’en ont les prostituées ou les médecins que la plupart des chercheurs se sont bornés à interroger. Une analyse directe révèle une réalité infiniment plus ordinaire. Le client-type ne souffre d’aucun handicap physique, social ou psychologique. Il a de quinze à quatre-vingt-dix ans et appartient à toutes les catégories socioprofessionnelles (du chauffeur routier au policier ou à l’avocat). Il n’achète pas des faveurs sexuelles qu’il ne pourrait se procurer autrement : au contraire – et c’est là que réside tout le « génie » du proxénète –, le client paye une prestation sexuelle qu’il pourrait obtenir gratuitement par ailleurs, auprès d’un conjoint ou d’un partenaire sexuel recruté dans son entourage. Mais, alors, qu’est-ce qui motive ce monsieur-tout-le-monde ? Lorsqu’ils sont interrogés, les clients invoquent la quête de l’excitation, l’attrait de l’inconnu, la qualité d’une prestation assurée par une « professionnelle », en tout anonymat, la facilité d’accès à un plaisir charnel qui ne requiert aucune séduction préalable (une étape préliminaire qui prend du temps et dont l’issue est aléatoire lorsqu’on suit les règles de la bienséance).

 

L’achat de services sexuels (selon une expression juridiquement impropre) obéit donc à des motivations très diverses. La menace d’une peine d’amende sera-t-elle plus forte ? Ou provoquera-t-elle au contraire une augmentation des tarifs, suivant une logique… économique ?

 

En tout cas, le législateur a eu la sagesse de ne pas édicter une peine complémentaire consistant à divulguer les noms et visages des clients condamnés, dans le but de leur faire publiquement honte (ce que l’on nomme le naming and shaming). La « honte stigmatisante » nourrit le sentiment d’injustice et favorise la récidive. Seule une « honte réintégrative » doit être employée, par exemple en imposant aux clients de suivre un « stage de sensibilisation à la lutte contre l’achat d’actes sexuels », comme le prévoit justement la loi française.

 

L’importance de la prostitution pourrait être liée surtout aux valeurs et à l’organisation d’une société. Le phénomène demeure de faible ampleur dans les pays nordiques (moins de 3 000 prostituées seulement en Suède contre environ 40 000 en France et peut-être 400 000 en Espagne ou en Allemagne). Sous ces latitudes, l’égalité entre hommes et femmes, comme la mixité, sont des valeurs prééminentes. L’influence de la littérature féministe sur le concept de genre (gender studies), la défense de l’égalité des sexes et la dénonciation des violences faites aux femmes sont fortes dans l’opinion publique.

 

D’une manière générale, dans les sociétés occidentales, la libéralisation des mœurs après 1968 a coïncidé avec un fort déclin de la fréquentation des prostituées par les hommes. Différentes études évaluent, au début des années 2000, entre 10 % et 20 % le pourcentage d’hommes pratiquant le sexe tarifé en Europe[7] contre 25 % trente ans plus tôt.

 

Aux antipodes, les pays où la loi religieuse (telle la Charia) cadenasse la société pratiquent une ségrégation des hommes et des femmes ; l’omnipotence du pouvoir masculin et l’incapacité juridique de la femme sont la règle ; la mixité est bannie dans les espaces publics (jamais on ne verra une femme attablée seule à une terrasse de café, en compagnie d’autres femmes ou d’un homme qui n’est ni son frère ni son mari) de sorte qu’une forte promiscuité masculine se développe (les hommes et les adolescents restent entre eux). L’infériorité de la femme y est une évidence. Au final, les abus sexuels ne choquent guère lorsque l’auteur appartient au sexe dominant. Le harcèlement sexuel est un sport national et le viol collectif est parfois assimilé à de la drague (comme, par exemple, en Égypte où le même mot taharosh désigne ces deux réalités)[8] ! Même dans une démocratie telle que les États-Unis, le puritanisme d’origine protestante commande aux citoyens de refouler leurs désirs sexuels. Ces couvercles culturels plombent la sexualité des hommes dont le défoulement, inéluctable, emprunte – au minimum – l’exutoire de la prostitution. Aucune législation pénale ne pourra contrebalancer ces facteurs anthropologiques.

 

Si l’efficacité de la pénalisation du client reste à démontrer, ses inconvénients sont déjà connus. Elle risque d’accroître la prostitution non visible en poussant les professionnelles dans des lieux clos et clandestins (bars, salons de massage, bateaux expédiés hors des eaux territoriales). Les associations d’aide aux prostituées craignent de ne plus pouvoir les rencontrer et qu’elles soient davantage exposées aux violences, sans possibilité de fuite.

 

D’une manière générale, le courant abolitionniste pur et simple critique l’intervention du droit pénal qui produit des effets pervers. Les prostituées sont ainsi les victimes collatérales de l’incrimination – très extensive – du proxénétisme. Premier exemple : le propriétaire louant une chambre à une prostituée se rend coupable de proxénétisme hôtelier et exigera donc un loyer surévalué afin de compenser ce risque pénal ; si un client vient à violer la prostituée en ces lieux, le propriétaire interdira à sa locataire de déposer plainte. Second exemple : l’employée d’un salon de massage victime de violences sexuelles ne peut alerter l’inspection du travail car celle-ci informera le parquet qui fera fermer le commerce et mettra la salariée au chômage.

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[1] Les États membres de l’Union européenne sont tenus d’établir les statistiques de leur comptabilité nationale en respectant un standard : le Système européen de comptes (SEC 2010). Ce cadre harmonisé a été rendu obligatoire à partir de 2014 par le règlement européen n° 549/2013 du 21 mai 2013. Pragmatique, le SEC 2010 impose de comptabiliser « les activités de production illégales, pour autant que toutes les unités associées aux opérations le soient volontairement » (SEC 2010, pt 1.29, g). « Les activités économiques illégales ne sont considérées comme opération qu’à partir du moment où toutes les unités concernées y participent de commun accord. Dès lors, l’achat, la vente ou l’échange de drogues illicites ou d’objets volés constituent des opérations, alors que le vol n’en est pas une » (pt 1.79).

Plusieurs pays européens (Belgique, Italie, Espagne, Grande-Bretagne, Autriche…) comptabilisent ainsi dans leur RNB (revenu national brut, une variante du PIB) les produits du trafic de drogue, de la contrebande et de la prostitution. Les statisticiens britanniques, par exemple, ont calculé que 60 879 prostituées exerçaient en Grande-Bretagne, recevant vingt-cinq clients par semaine pour un tarif moyen de 82 €… Les profits de la drogue sont calculés avec une égale minutie, en fonction de son degré de pureté, des prix du marché…

En France, l’INSEE répugne à ces comptes d’apothicaire cyniques. L’organisme considère que les transactions liées au trafic de stupéfiants et à la prostitution de rue (spécifiquement) ne résultent pas d’un consentement mutuel en raison de la dépendance des consommateurs et de l’exploitation des prostitué(e)s par des réseaux criminels. L’INSEE communique néanmoins à EUROSTAT (la direction de la Commission européenne chargée de l’information statistique) une estimation des revenus tirés du trafic de stupéfiants..

[2] V. Hugo, Les Misérables (1862), t. 1, Livre cinquième, Chapitre XI : « La sainte loi de Jésus-Christ gouverne notre civilisation, mais elle ne la pénètre pas encore. On dit que l’esclavage a disparu de la civilisation européenne. C’est une erreur. Il existe toujours, mais il ne pèse plus que sur la femme, et il s’appelle prostitution ».

[3] A. Casado, La prostitution en droit français. Étude de droit privé, IRJS éd., 2015.

[4] The ban against the purchase of sexual services : An evaluation 1999-2008, 2010 : https://ec.europa.eu.

[5] J. Levy, P. Jakobson et R. Alliance, Sweden’s abolitionist discourse and law : Effects on the dynamics of Swedish sex work and on the lives of Sweden’s sex workers : Criminology & Criminal Justice 2014, vol. 14 (5), p. 593.

[6] J. G. Raymond, Prostitution on Demand. Legalizing the Buyers as Sexual Consumers : Violence Against Women 2004, vol. 10, n° 10, p. 1154, spéc. p. 1163.

[7] J. G. Raymond, art. cit., p. 1166.

[8] R. Solé, Combattre le mâle d’Égypte : Le Monde 27 avr. 2013, suppl. « Culture & Idées », p. 7.

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Published by Patrick Morvan
2 mars 2016 3 02 /03 /mars /2016 14:41

 

En 2006, nous publiions un "billet d'humeur" (*) inspiré par les manifestations indignées, idéologiques, aveugles et hypocrites qui finirent par avoir raison du projet de "contrat première embauche" (CPE). Il y a 10 ans déjà, la France faisait du surplace dans un monde en mutation rapide et le pouvoir politique (incarné par un Président de la République de droite) prit l'initiative d'enclencher la marche arrière, face à une opposition (de gauche) rétrograde.

 

En 2016, une tentative (bien plus modeste) de réforme de quelques dispositions du Code du travail (le projet de loi El Khomri) suscite les mêmes cris d'orfraie. Des hommes politiques, des syndicats de salariés et d'étudiants, toujours aussi peu représentatifs de la société contemporaine (mais pleinement représentatifs de celle du XIXe siècle) et peu soucieux de l'intérêt de la Nation comme de celui des chômeurs, crient au "scandale". Il faudrait au contraire "protéger" davantage les salariés (bien qu'on ait atteint le seuil de saturation en ce domaine), peu important l'exaspération profonde des chefs d'entreprise (dans les PME au premier chef) devant la complexité du droit du travail et, pire encore, face à son instrumentalisation par tous ceux qui abusent des règles protectrices (comme en témoignent cette année la faillite de l'entreprise Desseilles Laces, provoquant 74 licenciements, ruinée par des représentants du personnel qui avaient réclamé leur réintégration assortie de lourds dommages-intérêts, ou la fermeture en 2013 de l'usine Goodyear-Amiens, ayant entraîné 1143 licenciements, après des années d'acharnement judiciaire par des délégués syndicaux déterminés à empêcher toute réorganisation).

 

2006-2016. Dix années de perdues. Dix années de triomphe des forces de l'inertie, du blocage, de la stagnation, des intérêts catégoriels. Un historien écrivait dans son "Histoire de France" que le Parlement de Paris sous Louis XVI, à peine rétabli, face à Turgot, "manifestait de nouveau son bizarre esprit, à la fois réactionnaire et frondeur".

 

Nous pourrions écrire aujourd'hui le même article qu'en 2006. Nous le reproduisons ci-dessous. Rendez-vous en 2026, quand un gouvernement aura le courage politique de réformer le droit du travail sans prêter l'oreille aux grondements réactionnaires et frondeurs.

 

(*) La Semaine Juridique Social n° 14, 4 Avril 2006, act. 125 (JCP S 2006, act. 125)

 

 

LE DISCOURS ANTI-CPE : DEMAGOGIQUE, DEPRIME OU SUICIDAIRE ?

Libres propos

par Patrick Morvan
Professeur à l'Université Panthéon-Assas

 

Le slogan a été entendu dans les manifestations de lycéens et d'étudiants : « Non à la précarité des jeunes sur le marché du travail »... Il résonne étrangement dans leur bouche, avec le timbre du cynisme inconscient : nombre de « jeunes » qui le profèrent n'accèderont jamais à ce « marché du travail » sur lequel ils craignent d'être fragilisés. De cette précarité entretenue par le vil législateur, ils ne goûteront jamais le fiel tant redouté. Ballottés de stage en stage par un Pôle Emploi obnubilé par les « flux » et « stocks » de chômeurs, avide de statistiques tronquées et flatteuses, ces proscrits mesureront alors l'avantage incomparable que revêt une précarité (fantasmée) dans le travail sur une précarité (bien réelle) dans le chômage.

 

La France des intellectuels (souvent hauts fonctionnaires et pas toujours en activité au service du public) se satisfait sereinement d'un taux record de chômage. L'on revendique un partage des richesses mais point du travail, une stricte égalité des droits sociaux à l'exclusion de celui, pour les chômeurs, de (re)trouver un emploi. Parmi les chômeurs, « jeunes », femmes et « seniors » occupent le rang le plus subalterne, lie d'une économie qui se prétend sociale et solidaire.

 

C'est au nom de cette même démocratie de façade que la France s'enorgueillit aussi de ses innombrables filières universitaires, ouvertes à tous, qui n'offrent que fort peu de débouchés professionnels (histoire de l'art, sociologie, psychologie, linguistique, musicologie, cinéma... !) si ce n'est, pour l'essentiel, dans l'enseignement. La principale perspective de dizaines de milliers d'étudiants (ces filières drainent un plus grand nombre d'étudiants que les filières scientifiques) serait donc de succéder à leur professeur. La France est l'un des rares pays européens à caresser cette pathétique utopie. Le peuple et les décideurs sont si fascinés par le culte du diplôme (magnifié par le credo de la « grande École », du « Bac + 5 »...) qu'ils n'imaginent pas un instant de remettre en cause ceux dénués de toute valeur professionnelle.

 

Aussi la jeune génération cultive-t-elle de plus en plus une ambition subsidiaire ou alternative à la précédente : l'entrée dans la Fonction publique, cet eldorado où la pépite convoitée se nomme emploi à vie. Nombreux sont ceux qui protestent aujourd'hui contre la « précarité » menaçant d'infecter un marché du travail qu'ils contempleront bientôt comme une contrée exotique, s'investissant le cas échéant avec une ardeur redoublée dans la défense d'un pouvoir d'achat et d'un régime de retraite très supérieurs à ceux des travailleurs du secteur privé. Une fois en poste, statufiés dans leur statut, les fonctionnaires et les salariés des entreprises publiques ne craignent pas de perdre leur emploi. Mais ils s'opposent farouchement à l'assouplissement des règles du droit du travail qui permettrait aux travailleurs du secteur privé d'en retrouver un plus vite et plus souvent.

 

Une jeunesse timorée aspire à une « garantie » de l'emploi : accéder à un contrat de travail à durée indéterminée (comme l'était avant toute chose le CPE) ne suffit plus et se voit taxée d'odieuse « précarité ». Le CPE était confondu avec le CDD ou le contrat de travail temporaire, alors que leur différence de nature était radicale. Le droit au CDI de droit commun ou à un emploi à vie, sinon rien ! Pour les non qualifiés, les femmes, les séniors et bien d'autres, ce sera rien.

 

Cette hostilité révèle la triste opinion qu'a d'elle-même une génération en proie au doute. Le complexe d'infériorité apparaît démesuré : les jeunes détracteurs du CPE se voyaient déjà tous licenciés par leur éventuel employeur dans le délai dit de consolidation (deux ans à compter de la conclusion du contrat). Le postulat est trop sombre pour être sensé. Ne pourraient-ils imaginer un instant qu'ils seront en mesure de persuader leur employeur de leurs qualités et que celui-ci éprouvera le besoin de les maintenir à son service ? Et, que tout ne se terminera pas par un contentieux devant le conseil de prud'hommes à réclamer des dommages-intérêts pour licenciement abusif ? Même un « esclavagiste » (puisque cette analogie avec les « patrons » semble latente dans les discours contestataires) est soucieux de conserver durablement sa main-d'oeuvre. Les chefs d'entreprise n'ont pas le despotisme et le cynisme chevillés au corps.

 

Bref, l'hostilité manifestée jadis à l'égard du contrat première embauche et, en général, contre toute réforme visant à assouplir le droit du travail, est inspirée par une volonté suicidaire ou du moins déprimée. Elle témoigne en outre d'une inconscience, d'une insensibilité, d'un mépris tout démagogiques à l'égard des bénéficiaires attendus de ces nouveaux vecteur d'emplois. Comment ne pas se scandaliser, par exemple, du soutien apporté à une « grève » étudiante par tel « enseignant-chercheur » d'une filière dépourvue de la moindre vertu professionnalisante ? Le spectacle soulève le coeur : des titulaires d'emploi à vie dispensant un enseignement qui n'est qu'une antichambre stérile (soigneusement préservée de la contamination des milieux professionnels) du chômage, repoussent avec dégoût les instruments juridiques susceptibles d'introduire les jeunes dans le monde du travail. L'argument – souvent défendu par les anti-CPE – selon lequel la formation en alternance serait une alternative à la flexisécurité manque singulièrement de valeur lorsque des formations théoriques, bien que dispensées à des armées d'étudiants, s'abstraient totalement des réalités du monde sensible. Ainsi, quelle université proposerait des contrats d'apprentissage à la majorité (au minimum) de ses étudiants en histoire de l'art, psychologie, sociologie, cinéma ? ! Celles qui ne le peuvent doivent fermer leurs portes (au moins restreindre ces filières) et céder la place aux établissements d'enseignement supérieur qui ne gâchent pas les ressources publiques ni l'avenir des jeunes générations envoûtées par le chant des sirènes (libre accès aux études de son choix sans aucune sélection à aucun niveau, quasi gratuité de l'enseignement...).

 

Au lieu de cela, les employeurs privés sont décrits et dénigrés, dans le lexique d'une philosophie politique d'un autre âge, comme des exploiteurs qui se montreront avant tout désireux de rompre un contrat de travail de façon brutale et discrétionnaire ! Il ne suffit donc pas de conduire les jeunes à l'abattoir professionnel au son des slogans anesthésiques qui retentissent dans les rangs des amphithéâtres, des cortèges et dans les colonnes des journaux : il faut encore caricaturer les chefs d'entreprise qui, en vérité, dans de nombreux secteurs d'activité, recherchent fébrilement un personnel dont ils ne souhaitent pour rien au monde se séparer sans un motif très sérieux et dont la rationalité économique n'a qu'un lointain rapport avec le cynisme qu'on leur prête.

 

La démagogie est un réflexe bien ancré qui se répand comme une pandémie, souvent à l'initiative de ceux qui possèdent le vaccin (sécurité de l'emploi) et s'en réservent les injections. Malheureusement, ce sont des milliers de jeunes qu'elle finit par tuer professionnellement et socialement chaque année, après avoir été abusés.

 

Les résistances aux CNE et CPE révèlent aussi la fantastique force d'inertie qu'exerce la sclérose des esprits, abondamment conviés aux débats publics. Les contrats nouvelles et première embauche (CNE et CPE) n'étaient peut-être pas la panacée contre le chômage des moins de 26 ans. Mais ils innovaient. Puisque tout a été tenté et tout a échoué (donc rien n'a été tenté), s'opposer à une innovation marquante, à une expérimentation - toujours susceptible d'être abrogée si elle se révèle nocive ou inutile - est impardonnable. Un historien décrivait l'esprit « bizarre » des Parlements de l'Ancien régime, « à la fois réactionnaire et frondeur ». Cet esprit, qui se répand de droite à gauche, doit être combattu... et d'abord par les jeunes.

 

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22 février 2016 1 22 /02 /février /2016 00:16

 

DEUX INNOVATIONS DE LA LOI SANTE DU 26 JANVIER 2016 :

DES SANCTIONS PENALES POUR COMBATTRE L'ANOREXIE MENTALE

ET LA LEGALISATION DES SALLES DE SHOOT

 

La loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 « de modernisation de notre système de santé » (loi Santé) en appelle au droit pénal afin de lutter contre l’anorexie mentale et autorise l'ouverture de « salles de shoot » en France. Nous publions dans le numéro du mois de mars 2016 de la revue Droit pénal (Dr. pén. 2016, Etudes, 6 et 7) deux études consacrées à ces dispositions innovantes. Les sujets sont certes totalement différents mais, dans les deux cas, le législateur s'est inspirée d’expériences étrangères.

 

1. « Le droit pénal face à l’anorexie mentale » (1er article - résumé)

 

L’anorexie mentale ne saurait être réduite à un symptôme (un indice de masse corporelle [IMC] inférieur à un certain seuil) et à un unique facteur socio-culturel (l’apologie de la maigreur à des fins commerciales). Ce sont pourtant ces deux éléments qui se trouvent au cœur des articles 19 et 20 de la loi du 26 janvier 2016. Ceux-ci entendent punir les agences et les entreprises qui exposent, emploient ou réclament des mannequins filiformes (sortes de cintres vivants dans l’univers de la mode).

D'une part, l’article L. 2133-2 du Code de la santé publique interdit de retoucher la photographie d’un mannequin afin d’affiner ou d’épaissir sa "silhouette" sans mentionner cette falsification. Ce "délit de Photoshop", comme nous l'avons baptisé, est puni de 37.500 € d'amende, montant pouvant être porté à 30 % des dépenses consacrées à la publicité.

D'autre part, les articles L. 7123-2-1 et L. 7123-27 du Code du travail incriminent non l’emploi d’un mannequin d’une maigreur excessive mais l’emploi d’un mannequin qui ne possède pas un certificat médical attestant d’un IMC minimal, fixé par arrêté ministériel. Les peines encourues par l'employeur (l'agence de mannequins) et par toute "personne s'assurant, moyennant rémunération, le concours d'un mannequin", sont de six mois d'emprisonnement et de 75.000 € d'amende. Ces textes posent de nombreuses questions juridiques que nous nous sommes efforcés d'analyser (application aux mannequins étrangers, licenciement éventuel du mannequin dont l'IMC descend en dessous du seuil minimal en cours de contrat, portée de l'obligation de sécurité de résultat de l'employeur, risque de fraude ou d'erreur commise par un médecin dans l'établissement du certificat médical...).

Les paradoxes ne manquent pas. Le législateur tente de combattre la glorification de la minceur dans une société qui stigmatise les gros. De manière inédite, il impose une discrimination à l’embauche en raison de l’apparence physique d’un travailleur (s’il est trop maigre).

L’ambition législative demeure cependant modeste. Le projet de création d’un délit d’apologie de l’anorexie ou de provocation à la maigreur excessive a fait long feu.

 

2. « La salle de shoot : lieu d’asile en droit pénal » (2e article - résumé)

 

Par ailleurs, la loi Santé autorise l’ouverture de « salles de consommation à moindre risque » (SCMR), vulgairement dénommées salles de shoot (en anglais, supervised ou safe injection facilities). Il s’agit de locaux où l’on enseigne des règles d’hygiène aux toxicomanes (lavage des mains, désinfection), on met à leur disposition du matériel stérile (seringues, cuillères, filtres, eau), on supervise l’injection des produits stupéfiants (héroïne, cocaïne ou médicaments) en enseignant parfois des techniques plus sûres et où on oriente les usagers vers des structures de soins ou de traitement de la dépendance et les services sociaux. Une centaine de salles existe dans le monde, principalement en Europe (Suisse, où la première salle a ouvert à Berne en 1986, Pays-Bas, Allemagne, Espagne, Luxembourg, Danemark, Norvège, Grèce), au Canada et en Australie. Elles restent bannies aux États-Unis.

Cette mesure s’inscrit dans le cadre d’une politique dite de « réduction des risques » (PRR) mise en œuvre avec succès depuis plus de vingt années (en raison de l’épidémie de VIH à partir des années 1980) dans la douzaine de pays précités. En France, il a fallu attendre la loi du 9 août 2004 pour que la PRR devienne l’un des axes de la politique de santé publique.

Les salles de shoot sont de véritables lieux d’asile (des zones de non-droit pénal, diront - à tort - leurs détracteurs). Les toxicomanes qui s’y injectent ou y absorbent des drogues ainsi que les professionnels qui les "supervisent", sans "participation active aux gestes de consommation", jouissent d’une immunité pénale : ils ne peuvent pas être poursuivis. Les autres « intervenants » (bénévoles en particulier) bénéficient du fait justificatif tiré de l’autorisation de la loi (article 122-4 du Code pénal).

Textes : article 43 de la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé ; article L. 3411-8 du Code de la santé publique

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29 novembre 2015 7 29 /11 /novembre /2015 17:28

 

RELIGION ET VIOLENCE : APPROCHE CRIMINOLOGIQUE

 

1. Personnalité du croyant

 

La religion apparaît d’une manière générale comme un frein culturel à la violence.

 

En réalité, si les personnes les plus religieuses cultivent – et revendiquent ouvertement – des valeurs de bienveillance ou d’altruisme, elles réservent plutôt le bénéfice de ces nobles sentiments aux membres de leur groupe (parents, amis ou semblables). À l’égard des étrangers ou des inconnus (qui ne partagent pas les mêmes convictions), elles se montrent plus enclines à la haine ou à la discrimination, comme en témoigne le discours des intégristes religieux de toutes confessions.

 

La personnalité du fondamentaliste, marquée par un « autoritarisme » (authoritarianism), le prédisposerait à cette attitude ambiguë : il se soumet à l’autorité établie et tolère les abus de pouvoir, il adhère à des normes sociales conservatrices et conventionnelles, il cultive une certaine agressivité (goût pour les punitions, les préjugés ou l’hostilité).

 

Deux conséquences peuvent en résulter. Ou bien le mariage des idées religieuses et de cette personnalité « autoritariste » (qui s’ignore parfois) forme un mélange explosif : le croyant se montre violent (dissimulant du même coup son hypocrisie morale qui apparaît au grand jour). Ou bien les idées religieuses ont, sur ses penchants hostiles, une influence positive, prosociale, agissant comme un tempérament (par exemple, elles tendent à repousser la tentation du vote d’extrême droite chez certains électeurs catholiques, qui répugnent à afficher leur racisme éventuel par cet acte public).

 

L’influence de la religion est donc variable et ambivalente selon la personnalité du croyant qui, en tout cas, ne cultive pas un amour universel envers l’humanité[1].

 

2. Une sous-culture de la violence djihadiste

 

Le regain d’activité du terrorisme islamiste dans les années 2010, à l’initiative du groupe Daesh (داعش, acronyme de l’« État islamique en Irak et au Levant »), s’est accompagné d’un phénomène assez incontrôlable : des centaines de jeunes européens (Français, Belges, Britanniques…), non nécessairement musulmans ou fils d’immigrés arabes, s’auto-radicalisent au travers de sites islamistes sur internet et rêvent d’accomplir le djihad (la guerre sainte) dans des zones de combat au Proche-Orient, principalement en Syrie. Plus grave, ils commettent au nom du même idéal sacrificiel des attentats suicides dans leur pays d’origine (ex. : fusillade à « Charlie Hebdo » le 7 janvier 2015 et prise d’otages à l’« Hyper Cacher » le surlendemain, ayant fait 17 morts ; fusillades à des terrasses de restaurant de l’Est parisien et dans la salle de concert du Bataclan le 13 novembre 2015, ayant fait 130 morts).

 

Une véritable sous-culture de la violence typique inspire ce terrorisme, savamment nourrie par une propagande qui utilise les technonologies les plus modernes (films, réseaux sociaux, jeux vidéo) et emploie une rhétorique similaire à celle des sectes.

 

Cette sous-culture religieuse violente a un nom : le takfirisme (de l’arabe takfir wa el hijra qui signifie anathème et exil). Le takfirisme a été créé au début des années 1970 par le mouvement égyptien des Frères musulmans comme un schisme au sein du salafisme (qui défendrait majoritairement un Islam radical mais « quiétiste », pacifiste et respectueux de la loi). Il ne prône pas seulement la violence contre les Juifs et les Chrétiens mais aussi et d’abord contre les Musulmans eux-mêmes : tous les non Takfiri sont considérés comme des mécréants. Ce courant ultra-orthodoxe annonce une prophétie apocalyptique (qu’il s’emploie à réaliser lui-même !) : la reprise de la guerre sainte entre Croisés et Musulmans. Il fait l’apologie de la violence, du terrorisme, des exécutions sanglantes. Il voue un culte aux martyrs (morts en faisant exploser leur ceinture d’explosifs au milieu de la population) promis à une vie éternelle au paradis des Musulmans, aux côtés du Prophète et de soixante-dix vierges. La vision du monde des Takfiri est manichéenne : il y a le dar al-Islam (la terre islamique ou « califat ») et le dar al-Harb (la terre en guerre, à conquérir) ; il n’y a pas de milieu neutre (un dar al-Sulh, la terre de la cohabitation)[2].

 

Toutefois, la réalité s’avère parfois moins claire que la théologie. Après les attentats djihadistes du 13 novembre 2015 et la déclaration de l’état d’urgence, des milliers de perquisitions administratives furent menées dans les milieux salafistes sur tout le territoire national. Elles permirent de découvrir un nombre d’armes considérable (y compris des armes de guerre) et de mettre à jour la grande porosité existant entre le milieu salafiste et la criminalité de droit commun (le trafic de drogue, notamment). Les Salafistes « quiétistes » ne sont peut-être pas tous aussi paisibles qu’on le pense. En outre, les revenus tirés d’activités criminelles sont toujours susceptibles de financer des actions terroristes.

 

3. L’embrigadement

 

Il est difficile d’établir un profil-type de la recrue prête à livrer le Djihad, pour le compte d’Al-Qaïda, de Daesh ou des organisations qui leur succèderont probablement. Mais des traits récurrents apparaissent.

 

Sont d’abord ciblés des jeunes dotés d’une personnalité narcissique et qui, de surcroît, présentent des fragilités sociales et psychologiques en raison de : l’absence réelle ou symbolique du père voire une enfance marquée par de la maltraitance ; la pauvreté, l’instabilité familiale, l’échec scolaire ; une délinquance de droit commun qui a pu entraîner une incarcération (ou non).

 

Ces proies faciles subissent ensuite un véritable « lavage de cerveau » au travers de :

– l’exaltation d’un idéal supérieur (servir Dieu, combattre les injustices, se dévouer à une cause humanitaire, renverser la dictature et rebâtir un vaste Califat) ;

– l’exacerbation du sentiment d’injustice subie et du désir de revanche (qu’il s’agisse de laver le blasphème au Prophète ou de venger la mort de frères musulmans) ;

– la glorification des héros tombés au combat (des martyrs qui ont une place assurée au Paradis, totalement idéalisé) ;

– une interprétation fallacieuse des textes religieux (le Coran ordonnerait lui-même d’assasiner l’ennemi) ;

– l’incitation à se couper de sa famille et de ses amis ;

– le développement de pensées paranoïaques renforcées par des théories du complot (un moyen efficace de contrecarrer toute tentative de raisonnement) ;

– le harcèlement au quotidien par téléphone ou messagerie électronique afin d’annihiler le libre arbitre individuel ;

– et, pour couronner le tout, un stage en Syrie ou en Afghanistan dans un camp d’entraînement djihadiste.

 

Les djihadistes sont-ils des criminels comme les autres ou sont-ils des cas atypiques ? Les facteurs de risques qui prédisent d’ordinaire le passage à l’acte selon la criminologie traditionnelle (troubles mentaux, échec scolaire, pauvreté, carences affectives, parentalité déficiente, mauvaises fréquentations, antécédents judiciaires, etc.) ne sont pas nécessairement présents dans le parcours des radicalisés : certains profils n’ont souffert d’aucune difficulté psychologique, scolaire, personnelle ou socioéconomique ; leur conversion peut être aussi subite qu’imprévisible. Mais plusieurs de ces facteurs banals ressortent du profil de ceux qui commettent des attentats sanglants (notamment, une parentalité déficiente et un passé délinquant).

 

En revanche, il est troublant de constater que les facteurs connus de « désistance » (se marier, trouver un emploi) semblent peu efficaces. Ainsi, une proportion non négligeable de djihadistes a fondé une famille et dispose d’un emploi, parfois même dans l’administration ou dans une entreprise publique (quelques centaines tout de même dans le fichier FSPRT à la fin de l'année 2015) ! Mais, là encore, tous ne sont peut-être pas prêts à commettre un attentat suicide.

 

Les programmes de « déradicalisation » sont difficiles à mettre en œuvre tant les idées subversives sont enracinées profondément dans le cerveau subjugué de ces extrémistes. Le désendoctrinement ne peut être obtenu qu’avec le soutien indéfectible des familles (si elles parviennent à renouer le dialogue) et avec le concours de « repentis » auxquels les jeunes fanatisés peuvent s’identifier afin d’emprunter la même trajectoire de sortie de la délinquance.

 

4. Le droit pénal contre les djihadistes ? Un vain combat

 

En revanche, aucune peine n’est de nature à impressionner les djihadistes, pas même la peine capitale : ils aspirent au contraire à mourir en martyr pour Allah. Quant à la peine d’« indignité nationale » – introduite en 1944 pour punir les collaborateurs du régime de Vichy et qu’il fut question de ressusciter –, elle est également inepte : les djihadistes revendiquent au contraire le titre glorieux de « mauvais citoyens » et conspuent les valeurs de la République.

 

Les gouvernements usent et abusent ici du vocabulaire militaire afin de dramatiser la situation et faciliter l’adoption d’une législation d’exception rognant les libertés publiques. Un « droit pénal de l’ennemi » a ainsi vu le jour aux États-Unis avec les Patriot Acts, promulgué par le président George W. Bush après les attentats du 11 septembre 2001, qui établissent un statut de l’« ennemi combattant » (unlawful ou illegal combatant) autorisant la détention arbitraire et illimitée de ce dernier. Or, comme l’a pertinemment observé mon collègue François Saint-Bonnet, les terroristes ne livrent pas une « guerre » à un État et ne sont pas des « ennemis » de l’intérieur. Ils ne portent pas d’uniforme, ne respectent pas l’adversaire ni aucune règle militaire, tuent au hasard des civils désarmés puis se font exploser comme des kamikazes au moment où il faut faire front à l’ennemi (les groupements d’intervention de la Police ou de la Gendarmerie nationale)[3].

 

Au total, le droit pénal – fût-il « de l’ennemi » – paraît inadapté à la lutte contre le terrorisme fanatique. En revanche, il est justifié de conférer à la police et à la justice des pouvoirs d’investigation exorbitants du droit commun durant une période de temps limitée (par exemple, en cas de déclaration de l’« état d’urgence » en application de la loi du 3 avril 1955, ce que fit le président de la République française par décret du 14 novembre 2015 – état d’urgence prolongé pendant trois mois par une loi du 20 novembre).

 

Patrick Morvan

Professeur à l'université Panthéon-Assas

Co-directeur du Master 2 de criminologie

 

 

[1] V. Saroglou, La violence est-elle inhérente à la religion ?, Cerveau & Psycho. L’essentiel, nov. 2011-janv. 2012, n° 8, p. 86 (et les références citées).

[2] Source : http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2015/11/25/pourquoi-il-ne-faut-pas-confondre-le-salafisme-et-le-takfirisme_4817042_4355770.html

[3] F. Saint-Bonnet, L’idéologie djihadiste et la modernité : www.laviedesidees.fr ; Contre le terrorisme, la législation d’exception ? (entretien du 23 nov. 2015) : www.laviedesidees.fr ; Le terrorisme djihadiste et les catégories juridiques modernes : JCP G 2015, à paraître.

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