FAUT-IL PENALISER LES CLIENT(E)S DES PROSTITUE(E)S ?
UN PARI ECONOMIQUE INCERTAIN
Patrick MORVAN
(extrait de : Criminologie, 2e édition, LexisNexis, en librairie le 15 avril)
A propos de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel.
Rares sont les pays qui ont introduit dans leur législation une infraction touchant les clients de prostitué(e)s. Cette initiative repose sur un calcul économique incertain. Avant de l’exposer, il convient de rappeler que quatre politiques législatives sont concevables en ce domaine.
1) Le prohibitionnisme incrimine le proxénétisme (comme c’est le cas dans tous les pays du monde), la prostitution (c’est-à-dire la prostituée elle-même) et le recours à la prostitution (le client).
Cette politique est appliquée en Chine, en Corée du Nord (où les prostituées encourent la peine de mort), en Russie, en Thaïlande, dans divers pays arabes et aux États-Unis (à l’exception très isolée de quelques comtés de l’État du Nevada qui sont réglementaristes). Cette liste révèle à elle seule l’inefficacité sinon l’hypocrisie du modèle prohibitionniste qui a été promu dans des pays où la prostitution connaît un développement quasi industriel (ainsi, par exemple, le Nevada compte aussi la ville de Las Vegas qui est considérée comme l’épicentre de la prostitution aux USA).
2) Le réglementarisme traite la prostitution comme une profession ordinaire et la soumet à un encadrement légal et réglementaire : elle devient une profession réglementée. En pratique, les maisons closes ont pignon sur rue, certains lieux publics sont officiellement réservés à la prostitution (rues, parkings, drive-in…), les prostituées doivent être enregistrées dans des fichiers administratifs, conclure un contrat de travail, sont affiliées à un régime de sécurité sociale et subissent des contrôles sanitaires.
La prostitution est certes immorale mais elle est perçue comme un « mal nécessaire » afin de préserver la société contre les pulsions sexuelles qui troubleraient l’esprit des hommes, limiter le nombre de viols et éviter la propagation des maladies vénériennes (telle la syphilis, virulente au XIXe siècle). Ces préoccupations sociales et hygiénistes sont traditionnelles depuis le Moyen Âge, autant que les préjugés qui les fondent (en particulier, la nécessité d’un exutoire pour le sexe masculin).
À l’époque contemporaine, la prostitution apparaît de façon plus neutre comme une activité économique lucrative pour la société. Son chiffre d’affaires vient même accroître officiellement le PIB des États membres de l’Union européenne[1]. La banalisation de cette activité se reflète dans le langage qui recopie celui de l’entreprise : on parle de « travailleurs du sexe » (sex workers, parfois représentés par des « syndicats » !), d’« industrie du sexe » (sex industry) et de consommateurs (sexual consumers), voire d’usagers (prostitute-users).
La politique réglementariste a prévalu en France au XIXe siècle et jusqu’en 1946. Elle est toujours appliquée en Allemagne, Autriche, Suisse, Grèce, aux Pays-Bas, en Turquie, en Australie et en Amérique du Sud (dans les États qui bordent le Pacifique, du Chili au Venezuela). On reproche à cette « police de la prostitution » de fournir surtout un prétexte à l’arrestation et l’expulsion des étrangères en situation irrégulière. De plus, les « bordels » légaux ne seraient que des prisons violentes où la protection et la liberté de travailler des prostituées sont illusoires.
3) L’abolitionnisme (pur et simple, doit-on préciser aujourd’hui) prône la suppression de la réglementation de la prostitution. Le mouvement abolitionniste, qui se réclame de Victor Hugo[2], a été consacré par la convention des Nations-Unies du 2 décembre 1949 « pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui » dont l’article 6 exige l’abrogation des obligations faites aux prostituées de s’inscrire sur des registres spéciaux, de se soumettre à une surveillance ou d’effectuer des déclarations.
En France, la loi Marthe Richard du 13 avril 1946 rompt avec le réglementarisme et ordonne la fermeture des « maisons de tolérance ». Sont aussi abolitionnistes plusieurs pays d’Europe de l’Ouest (Espagne, Italie, Grande-Bretagne, Danemark…), le Canada, le Brésil et l’Argentine. Les États abolitionnistes répriment généralement, outre le proxénétisme, deux atteintes à l’ordre public : le « racolage passif » (en France, C. pén., art. 225-10-1 ancien, issu de la loi du 18 mars 2003) ainsi que l’« achat de services sexuels » auprès d’un mineur ou d’une personne vulnérable (par ex., en Grande-Bretagne, depuis 2009, la section 53A du Sexual Offences Act punit d’une peine d’amende de 1 000 £ l’achat, par une personne A, de sexual services auprès d’une personne B qui fait l’objet d’une exploitative conduct par une personne C).
Dans ce modèle, nul ne doit interférer dans la relation – qu’un auteur a qualifiée de contractuelle[3] – entre le client et la prostituée : ni l’État, ni une tierce personne. La morale est également répudiée : la priorité va à la réinsertion de la prostituée qui est une victime avant tout (et non une « travailleuse » du sexe, selon un vocabulaire neutre mais absurde).
4) Suivant une pente naturelle, l’abolitionnisme avec pénalisation du client prône la suppression de la prostitution elle-même et non seulement de sa réglementation. De façon paradoxale, il frise alors le prohibitionnisme puisque le client, et non seulement le proxénète, se trouve exposé à des poursuites pénales.
La Suède est le premier pays abolitionniste (ensuite imité par l’Islande, la Norvège, l'Irlande du Nord mais non par le Danemark) à avoir incriminé l’achat de services sexuels (sexköpslagen) avec la loi Kvinnofrid du 1er janvier 1999 (Code pénal suédois, Section 6, art. 11). Constatant, dans un bilan officiel effectué après une décennie d’application[4], une baisse notable de la prostitution de rue dans le pays, de surcroît bien inférieure à celle de ses voisins scandinaves, la Suède a décidé de maintenir la pénalisation du client et même de doubler la peine encourue, désormais fixée à un an d’emprisonnement (loi du 1er juillet 2011). Pourtant, selon le même rapport, rien ne prouve que la baisse prétendue du nombre de prostituées dans la rue soit imputable à la loi. D’autres voix se montrent très critiques : rien ne prouve surtout que la loi ait entraîné une baisse globale de la prostitution qui, à l’évidence, s’est déplacée vers Internet ou vers des lieux fermés (bars, salons de massage et même des bateaux naviguant hors des eaux territoriales suédoises). Les conditions de travail des prostituées et les risques sanitaires ont empiré (par ex., les travailleurs sociaux ne peuvent plus leur distribuer de préservatifs à l’usage des clients). La loi a aussi aggravé la stigmatisation dont les prostituées font l’objet : elles sont jugées plus déviantes et plus nuisibles que jamais ; elles ne sont plus des victimes mais des complices. Il fallait donc y regarder à deux fois avant d’importer le « modèle suédois »[5].
Le courant abolitionniste avec pénalisation du client récuse aussi toute distinction entre la prostitution contrainte (aux mains des réseaux criminels) et une prostitution prétendument « volontaire ». Même dans les démocraties occidentales (a fortiori en Asie ou en Afrique), les prostituées n’expriment jamais un libre choix. Elles n’ont pas « choisi » d’exercer et choisissent encore moins leurs clients. La prostitution est toujours une violence, un asservissement (au pouvoir masculin et au proxénète), une pratique dégradante (eu égard aux exigences souvent sordides des clients) et extrêmement néfaste pour la santé des prostituées (très exposées aux violences, viols, MST et aux stupéfiants) ; elle n’obéit qu’à la loi du profit et alimente le trafic d’êtres humains. Surtout, les clients prennent rarement la précaution de demander à une prostituée si elle agit de son plein gré ou sous la contrainte ! Quant aux mineurs qui se prostituent, la réponse à cette question va de soi.
La France a décidé d’embrasser cette conception. La loi n° 2016-444 du 13 avril 2016 « visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel » punit de la peine d’amende (1 500 €) et des peines complémentaires prévues pour les contraventions de cinquième classe le fait de solliciter « des relations de nature sexuelle d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d’une rémunération (…) ». La récidive est un délit puni d’une peine d’amende de 3 750 € (C. pén., art. 225-12-1).
De façon symétrique, le délit de racolage passif est abrogé afin qu’aucune responsabilité pénale ne pèse plus sur la prostituée elle-même. Là est la différence essentielle avec le modèle prohibitionniste.
Le pari du législateur français est incertain car il repose sur une analyse économique. La prostitution serait un marché où l’offre (de services sexuels) et la demande (des clients) sont corrélées. Lorsque l’offre augmente, la demande s’accroît en volume et se diversifie (ainsi, dans l’état australien de Victoria, réglementariste, des organisations accompagnent des personnes handicapées dans les maisons closes qu’ils ne fréquentaient pas auparavant)[6]. Afin que l’offre diminue et, avec elle, le nombre de prostitué-e-s, il suffirait de renchérir le coût de la transaction. Ce coût se compose du prix de la « passe » mais aussi des peines encourues en cas d’arrestation et de condamnation. Les partisans de la loi croient, sans pouvoir avoir aucune certitude à cet égard, que la crainte d’une sanction pénale fera fuir un certain nombre de clients et comprimera la demande.
Hélas, ce calcul a peu de chance de se réaliser. Les défaillances du marché, comme disent les économistes, pourraient déjouer cette prévision.
Il est d’abord douteux que le client d’une prostituée soit un homo economicus, cet être rationnel qui procède par voie de bilans coûts-avantages avant de déterminer la conduite à tenir. On l’a parfois présenté comme un individu inadapté socialement, physiquement ou psychologiquement. En réalité, ce portrait d’un médiocre ou d’un dépravé (le john, en argot anglais ; le « cave » ou le « micheton » en argot français) correspond à l’image qu’en ont les prostituées ou les médecins que la plupart des chercheurs se sont bornés à interroger. Une analyse directe révèle une réalité infiniment plus ordinaire. Le client-type ne souffre d’aucun handicap physique, social ou psychologique. Il a de quinze à quatre-vingt-dix ans et appartient à toutes les catégories socioprofessionnelles (du chauffeur routier au policier ou à l’avocat). Il n’achète pas des faveurs sexuelles qu’il ne pourrait se procurer autrement : au contraire – et c’est là que réside tout le « génie » du proxénète –, le client paye une prestation sexuelle qu’il pourrait obtenir gratuitement par ailleurs, auprès d’un conjoint ou d’un partenaire sexuel recruté dans son entourage. Mais, alors, qu’est-ce qui motive ce monsieur-tout-le-monde ? Lorsqu’ils sont interrogés, les clients invoquent la quête de l’excitation, l’attrait de l’inconnu, la qualité d’une prestation assurée par une « professionnelle », en tout anonymat, la facilité d’accès à un plaisir charnel qui ne requiert aucune séduction préalable (une étape préliminaire qui prend du temps et dont l’issue est aléatoire lorsqu’on suit les règles de la bienséance).
L’achat de services sexuels (selon une expression juridiquement impropre) obéit donc à des motivations très diverses. La menace d’une peine d’amende sera-t-elle plus forte ? Ou provoquera-t-elle au contraire une augmentation des tarifs, suivant une logique… économique ?
En tout cas, le législateur a eu la sagesse de ne pas édicter une peine complémentaire consistant à divulguer les noms et visages des clients condamnés, dans le but de leur faire publiquement honte (ce que l’on nomme le naming and shaming). La « honte stigmatisante » nourrit le sentiment d’injustice et favorise la récidive. Seule une « honte réintégrative » doit être employée, par exemple en imposant aux clients de suivre un « stage de sensibilisation à la lutte contre l’achat d’actes sexuels », comme le prévoit justement la loi française.
L’importance de la prostitution pourrait être liée surtout aux valeurs et à l’organisation d’une société. Le phénomène demeure de faible ampleur dans les pays nordiques (moins de 3 000 prostituées seulement en Suède contre environ 40 000 en France et peut-être 400 000 en Espagne ou en Allemagne). Sous ces latitudes, l’égalité entre hommes et femmes, comme la mixité, sont des valeurs prééminentes. L’influence de la littérature féministe sur le concept de genre (gender studies), la défense de l’égalité des sexes et la dénonciation des violences faites aux femmes sont fortes dans l’opinion publique.
D’une manière générale, dans les sociétés occidentales, la libéralisation des mœurs après 1968 a coïncidé avec un fort déclin de la fréquentation des prostituées par les hommes. Différentes études évaluent, au début des années 2000, entre 10 % et 20 % le pourcentage d’hommes pratiquant le sexe tarifé en Europe[7] contre 25 % trente ans plus tôt.
Aux antipodes, les pays où la loi religieuse (telle la Charia) cadenasse la société pratiquent une ségrégation des hommes et des femmes ; l’omnipotence du pouvoir masculin et l’incapacité juridique de la femme sont la règle ; la mixité est bannie dans les espaces publics (jamais on ne verra une femme attablée seule à une terrasse de café, en compagnie d’autres femmes ou d’un homme qui n’est ni son frère ni son mari) de sorte qu’une forte promiscuité masculine se développe (les hommes et les adolescents restent entre eux). L’infériorité de la femme y est une évidence. Au final, les abus sexuels ne choquent guère lorsque l’auteur appartient au sexe dominant. Le harcèlement sexuel est un sport national et le viol collectif est parfois assimilé à de la drague (comme, par exemple, en Égypte où le même mot taharosh désigne ces deux réalités)[8] ! Même dans une démocratie telle que les États-Unis, le puritanisme d’origine protestante commande aux citoyens de refouler leurs désirs sexuels. Ces couvercles culturels plombent la sexualité des hommes dont le défoulement, inéluctable, emprunte – au minimum – l’exutoire de la prostitution. Aucune législation pénale ne pourra contrebalancer ces facteurs anthropologiques.
Si l’efficacité de la pénalisation du client reste à démontrer, ses inconvénients sont déjà connus. Elle risque d’accroître la prostitution non visible en poussant les professionnelles dans des lieux clos et clandestins (bars, salons de massage, bateaux expédiés hors des eaux territoriales). Les associations d’aide aux prostituées craignent de ne plus pouvoir les rencontrer et qu’elles soient davantage exposées aux violences, sans possibilité de fuite.
D’une manière générale, le courant abolitionniste pur et simple critique l’intervention du droit pénal qui produit des effets pervers. Les prostituées sont ainsi les victimes collatérales de l’incrimination – très extensive – du proxénétisme. Premier exemple : le propriétaire louant une chambre à une prostituée se rend coupable de proxénétisme hôtelier et exigera donc un loyer surévalué afin de compenser ce risque pénal ; si un client vient à violer la prostituée en ces lieux, le propriétaire interdira à sa locataire de déposer plainte. Second exemple : l’employée d’un salon de massage victime de violences sexuelles ne peut alerter l’inspection du travail car celle-ci informera le parquet qui fera fermer le commerce et mettra la salariée au chômage.
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[1] Les États membres de l’Union européenne sont tenus d’établir les statistiques de leur comptabilité nationale en respectant un standard : le Système européen de comptes (SEC 2010). Ce cadre harmonisé a été rendu obligatoire à partir de 2014 par le règlement européen n° 549/2013 du 21 mai 2013. Pragmatique, le SEC 2010 impose de comptabiliser « les activités de production illégales, pour autant que toutes les unités associées aux opérations le soient volontairement » (SEC 2010, pt 1.29, g). « Les activités économiques illégales ne sont considérées comme opération qu’à partir du moment où toutes les unités concernées y participent de commun accord. Dès lors, l’achat, la vente ou l’échange de drogues illicites ou d’objets volés constituent des opérations, alors que le vol n’en est pas une » (pt 1.79).
Plusieurs pays européens (Belgique, Italie, Espagne, Grande-Bretagne, Autriche…) comptabilisent ainsi dans leur RNB (revenu national brut, une variante du PIB) les produits du trafic de drogue, de la contrebande et de la prostitution. Les statisticiens britanniques, par exemple, ont calculé que 60 879 prostituées exerçaient en Grande-Bretagne, recevant vingt-cinq clients par semaine pour un tarif moyen de 82 €… Les profits de la drogue sont calculés avec une égale minutie, en fonction de son degré de pureté, des prix du marché…
En France, l’INSEE répugne à ces comptes d’apothicaire cyniques. L’organisme considère que les transactions liées au trafic de stupéfiants et à la prostitution de rue (spécifiquement) ne résultent pas d’un consentement mutuel en raison de la dépendance des consommateurs et de l’exploitation des prostitué(e)s par des réseaux criminels. L’INSEE communique néanmoins à EUROSTAT (la direction de la Commission européenne chargée de l’information statistique) une estimation des revenus tirés du trafic de stupéfiants..
[2] V. Hugo, Les Misérables (1862), t. 1, Livre cinquième, Chapitre XI : « La sainte loi de Jésus-Christ gouverne notre civilisation, mais elle ne la pénètre pas encore. On dit que l’esclavage a disparu de la civilisation européenne. C’est une erreur. Il existe toujours, mais il ne pèse plus que sur la femme, et il s’appelle prostitution ».
[3] A. Casado, La prostitution en droit français. Étude de droit privé, IRJS éd., 2015.
[4] The ban against the purchase of sexual services : An evaluation 1999-2008, 2010 : https://ec.europa.eu.
[5] J. Levy, P. Jakobson et R. Alliance, Sweden’s abolitionist discourse and law : Effects on the dynamics of Swedish sex work and on the lives of Sweden’s sex workers : Criminology & Criminal Justice 2014, vol. 14 (5), p. 593.
[6] J. G. Raymond, Prostitution on Demand. Legalizing the Buyers as Sexual Consumers : Violence Against Women 2004, vol. 10, n° 10, p. 1154, spéc. p. 1163.
[7] J. G. Raymond, art. cit., p. 1166.
[8] R. Solé, Combattre le mâle d’Égypte : Le Monde 27 avr. 2013, suppl. « Culture & Idées », p. 7.